Limonov, Emmanuel Carrère
Ecrivain(s): Emmanuel Carrère Edition: Folio (Gallimard)
Prix Renaudot en 2011, le livre est sorti en poche en 2013. Jusqu’ici connu pour ses romans (où il se met souvent en scène) parmi lesquels Un roman russe et D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère se fait le biographe d’un personnage extraordinaire : Edouard Limonov. Imbriquant la fiction dans la réalité (il a l’habitude de partir d’expériences vécues pour nourrir ses intrigues romanesques), il fait de Limonov un être de fiction, à la vie si romanesque qu’on imagine mal qu’il l’ait vraiment vécue, qu’il ait pu faire tant de choses, qu’il ait pu changer autant de fois de visages. Limonov a traversé des continents (chaque partie suit chronologiquement l’itinéraire du protagoniste) et a cumulé les métiers. Il a repoussé toujours plus loin ses limites, ne reculant devant rien.
On ne pouvait pas rêver d’un héros plus romanesque. Une destinée à l’échelle de son pays qu’il a aimé, quitté et défendu. Une destinée qui dépasse celui de ses compatriotes, celle d’un homme qui ne pouvait pas se réduire à rester dans le bled paumé d’Ukraine où il est né. Il y a quelque chose en lui d’insondable. Un certain mystère plane autour de sa personne : on ne connaît jamais les raisons de ses choix, on a du mal à le situer autant sur le plan moral que politique. Il est à la fois capable de gestes de bravoure et d’être un véritable salaud – son implication lors des guerres balkaniques assombrit nettement le tableau.
Il demeure impossible de retracer en quelques lignes toutes les facettes d’un personnage qui a d’abord été un poète dissident à Kharkov, puis un majordome à New York, ensuite une personnalité adulée en France et qui est aujourd’hui un homme politique russe. Néanmoins, tous ses actes répondent à une même philosophie de vie : « Tuer un homme au corps-à-corps, dans sa philosophie, je pense que c’est comme se faire enculer ; un truc à essayer au moins une fois » (p.373).
Cet homme-là ne connaît aucune limite, il va au bout de ses actions, c’est pourquoi à l’heure du bilan, il ne regrette rien : « Il pense à sa vie, au trajet accompli entre son enfance à Saltov et cette cabane de l’Altaï où, presque sexagénaire, il est allongé ce soir. Long trajet, plein d’embûches, mais il n’a pas cédé. Il a voulu vivre en héros, il a vécu en héros, et n’a jamais rechigné à en payer le prix » (p.424).
Un des seuls défauts du texte est la façon dérangeante dont l’auteur s’immisce dans le récit. Dès qu’il le peut, il met sa propre existence en parallèle à celle de Limonov. Peut-être parce qu’écrire sur Limonov l’oblige à donner de sa personne (la propre vie de Carrère, fils d’Hélène Carrère d’Encausse, est intimement liée à la Russie), mais il aurait pu le faire avec plus d’élégance. C’est ce qui m’avait déjà ennuyé dans son plus personnel Roman russe. D’autre part, la limpidité de son style reste très appréciable. Pour finir sur une note plus pragmatique, l’avantage principal de l’ouvrage résiderait dans le fait que l’histoire de Limonov permet de revisiter la grande histoire du XXe siècle et que les pérégrinations de cet homme imitent les soubresauts de la planète.
Grégoire Meschia
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