Libre, Sylvia Beretvas (par Mona)
Libre, Sylvia Beretvas, Editions l’Harmattan, janvier 2025, 224 pages, 23 €
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Le récit Libre, comme son sous-titre l’indique (« Quand un soldat de la Wehrmacht et son prisonnier deviennent frères »), fait revivre une histoire extraordinaire survenue lors de la deuxième guerre mondiale. La narratrice et auteure, Sylvia Beretvas, retrace la formidable odyssée de l’officier allemand homosexuel, Richard Abel, qui aida son père, Luigi, et quatre de ses jeunes compagnons juifs, à échapper à la mort à Tunis pendant l’occupation allemande en 1942. À l’arrivée des Alliés, le héros traqué vécut caché chez les parents du jeune juif qui l’adoptèrent comme leur fils. Mais prisonnier au Maroc, aux États-Unis, puis en Angleterre, il dût ironiquement payer les exactions commises par les nazis. C’est grâce à la dent en or donnée par sa mère adoptive juive et cousue au fond de sa doublure, qu’il fut sauvé de la mort dans un camp de travaux forcés. Il ne put retrouver l’Allemagne qu’en 1948 et demeura jusqu’à sa mort, en 2011 à l’âge de 95 ans, frère de cœur du Juif qu’il avait sauvé. L’histoire figure au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem où Richard Abel reçut le titre de « Justes parmi les nations », la plus haute distinction honorifique délivrée par l’État d’Israël et décernée à plus de vingt mille personnes depuis 1953.
La narratrice s’interroge sur l’amitié fraternelle entre les deux hommes : « qu’est ce qui les liait ? Mon père, macho au sourire si doux, était amateur de femmes, il appréciait leur cul, qu’elles aient du chien. Richard aimait les hommes », et imagine non sans une pointe d’humour : « Je m’amuse à penser qu’il t’a peut-être plu » mais la question dramatique du pourquoi (« Qu’est-ce qui t’avait poussé, toi, Richard Abel, jeune sous-officier de la Wehrmacht, à risquer ta vie pour cinq inconnus ? ») reste secondaire tant la réponse s’avère simple : le cœur de Richard a parlé (« c’est juste l’histoire d’un homme qui a aidé d’autres hommes »).
La structure du livre, fidèle au titre, se présente sous la forme d’une rhapsodie libre aux accents variés. La narratrice tisse finement un patchwork de récits tirés du journal du héros allemand, de ses échanges avec son père Luigi, des mémoires de l’oncle Emilio et du grand-père Léopold, des retranscriptions d’enregistrements, de lettres, etc. Ses commentaires intimes ponctuent l’étonnante mosaïque et donnent aux témoignages une autre dimension que celle d’une banale histoire de Juifs sauvés par des non-Juifs. Libre dessine en filigrane le visage d’un père dont la narratrice doit se libérer pour donner libre cours à son désir d’écriture.
En découvrant le journal intime de celui qui avait sauvé son père, là où ce héros allemand semblait un homme apparemment très banal (« Cette histoire, je voulais l’appeler La Banalité du Bien »), la narratrice voit apparaître un être singulier conduit par sa seule liberté, la figure d’un homme du vingtième siècle au caractère substantiellement libre, « un homme rare, essentiellement, singulièrement, libre » qui réussit à vivre son homosexualité dans l’Allemagne des années trente, jeune adolescent de dix-sept ans quittant sa famille pour aller vivre avec un homme de trente ans plus âgé que lui, alors que l’époque condamnait l’homosexualité. Toutes ses actions semblent n’avoir été commandées qu’au mépris des conventions et des convenances. S’il tenait compte de la réalité et de ses contraintes, c’était pour mieux s’en jouer.
Aux antipodes de cet homme libre, la narratrice voit surgir le souvenir de son propre père, autoritaire et dominateur, qui aimait ses enfants mais les avait terrorisés pendant l’enfance : « Dans mon esprit d’enfant, c’était lui le héros, mon Dieu-le-père. De la divinité il n’avait pas que l’immortalité… Pour nous, de l’aîné aux plus jeunes, pas de salut dans la désobéissance, pas de survie dans l’excommunication… l’assurance de son amour se mêlait à la crainte constante de ne pas être à la hauteur de ses exigences ». Un cheminement intime mène la narratrice de l’allusion aux ambivalences du père (« Garder le contrôle, toujours, à tout prix. Étouffer Dionysos sous Apollon ») à l’apostrophe finale (« toi qui avais violemment exigé les conversions des brus, les circoncisions des petits… je ne pus que trop tard braver ton autorité »).
Longtemps après la disparition du père, quand le désir la presse de rendre visite à Richard en Allemagne, la narratrice continue de se fabriquer interdits et commandements (« ne pas se tromper de quai… Ne pas oublier de descendre… Escalader lentement… ») et, à l’occasion d’une broutille que lui reproche Richard, transfère sur lui ses sentiments de culpabilité : « Je me suis sentie rétrécir sous la peau de l’enfant qui ne comprend pas ce qu’elle a fait de mal ». Mais la lecture du journal intime du héros allemand lui offre un horizon insoupçonné de liberté. La narratrice comprend que pour Richard, « obéir, ça n’était pas son genre », qu’il savait donner toujours la préférence à ses convictions intimes, profiter de ce que la vie offre de possibilité de survie dans les pires circonstances, et de jouissance à la moindre opportunité. Elle découvre un homme doté d’un puissant instinct vital, d’une confiance d’airain en lui-même et dans la vie. La différence entre Richard et son père lui saute aux yeux : tous deux ont beau évoluer dans la même culture machiste de l’époque (« Richard et mon père répondaient tous deux aux canons de virilité de leur époque… Ni l’un ni l’autre n’auraient montré la moindre faiblesse, ou mollesse de caractère »), nul besoin pour Richard de se prouver qu’il était un homme.
C’est dans le journal de Richard que la narratrice découvre le nom de l’amant qu’il n’avait jamais mentionné, ses escapades en Angleterre, sa vie de patachon à New-York dans les années 70, loin de l’Allemagne provinciale (« Il faut avoir tout vu et tout vécu, et noirs et roux manquaient jusqu’à présent à ma collection » écrit-il dans son Journal). Ses frasques sexuelles la fascinent : « Richard, le tonton au passé héroïque, ordinaire dans sa tenue, aux habitudes de bon vivant, certes, mais qui n’avait rien d’excentrique ni de déraisonnable… Je n’en reviens pas. Richard, le meilleur ami de mon père si strict, si sévère… Si j’avais su tout ça dans ma jeunesse, moi qui me prenais pour le vilain petit canard avec mes envies d’ailleurs, d’autre chose ». Richard n’apparaît plus juste comme le héros tranquille à la légende gravée dans leur « idéal mémoriel » mais un homme qui ose vivre « au gré de ses envies », possédant un accès direct à son désir. L’incroyable audace de celui qui a sauvé son père lui fait percevoir, par contraste, que son manque d’audace à elle l’a trop longtemps laissée « coincée dans l’ornière ». A Richard, la narratrice comprend qu’elle ne doit pas seulement la vie mais l’accès à une vérité intérieure : « Grâce à toi qui guidas mes pas vers ta vérité, vers celle de mon père, c’est un peu de la mienne qui a surgi, comme en un palimpseste inversé ».
Libre n’offre pas juste un « tombeau de papier » en hommage à l’« oncle » allemand auteur d’un acte de bravoure, mais fait chuter le père de son piédestal : « Tu m’as permis de retrouver l’homme qu’était mon père, de le remettre à sa juste place ». En arrière-plan, le livre évoque le duel auquel doit se livrer la narratrice pour accéder à son propre désir d’écriture, un désir sans cesse contrarié : « Rien à faire, l’écriture ne cessait de danser en rond dans une silencieuse cacophonie… livre sorcier qui ne peut se livrer. Puzzle sans figure, il se joue de moi ». Sans surprise, l’image du père s’impose à nouveau en rêve : « Un jour, mon obsession tournant une fois de plus à vide, je me vis, comme dans un rêve éveillé, en train de jouer aux osselets. On jette le père en l’air, on ramasse deux osselets, on rattrape le père lorsqu’il redescend. L’assemblage ne tenait pas et je ne trouvais pas d’issue ».
L’image du père remise à sa juste place, le héros allemand désacralisé, la « petite fille mal grandie » se libère d’un idéal rongeur et accède au réel. En visite sur la tombe de ses parents, leur mort devient « évidente, concrète » : son âme, « trop longtemps plus que liée, enchaînée, confondue », se détache des figures parentales pour prendre la liberté d’écrire cette histoire.
Libre est aussi une histoire de transmission par l’écriture : « l’héritage qu’il m’a laissé en partant, je m’étais promis de le transmettre à son tour ». Les manuscrits des ancêtres laissés en héritage tout le long de leur périple entraînent le lecteur dans un grand voyage d’écriture qui inscrit la narratrice dans une filiation ébranlée par les nombreux exils.
L’écriture ne déçoit pas et dévoile un vif talent pour l’art de la description, non dénué d’une pointe d’humour : le pittoresque d’une gare allemande, un repas chez Richard (« la tarte aux pommes attend sous un édredon de crème fraîche »), une visite à « l’immensurable cité de disparus » au cimetière, les souvenirs cosmopolites des voyage de Richard, la caractérisation de la grand-mère Mamina ou du père à « la force contrariée, une ombre mal placée, la joue gauche comme décharnée, érodée par l’amertume » qui « explorait le corps des femmes comme on maîtrise un monde ».
Richard Abel demeure à jamais un Mensch. Du « linceul du souvenir », il a fallu à la narratrice « débâtir les points » pour, à son tour, devenir libre d’écrire et donner au livre son titre.
Mona
Sylvia Beretvas est née à Saïgon. Les déménagements successifs la menèrent, enfant, au Cambodge, en Suisse, puis en France où elle vit depuis l’âge de six ans. Agrégée d’anglais, après une carrière dans l’enseignement, c’est son premier livre. Elle partage sa vie entre le chant, la sculpture et l’écriture.
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