Li Ann ou le Tropique des chimères, Patryck Froissart (par Catherine Dutigny)
Li Ann ou le Tropique des chimères, janvier 2021, 204 pages, 19 €
Ecrivain(s): Patryck Froissart Edition: Editions Maurice Nadeau
Un coup de foudre et trois enterrements
Jean Martin, dit Le Borain (comprendre qu’il est né dans le Borinage, contrée minière franco-belge), proviseur d’un lycée polyvalent de l’archipel des Allobroges (comprendre que dans ces îles tropicales, parfaitement imaginaires, les habitants(es) vouent un culte immodéré à la liberté, à l’instar de l’hymne éponyme des Savoyards), prépare la rentrée scolaire dans l’effervescence d’une structure administrative débordée par la multiplication des tâches, leur complexification, le tout à personnel constant. Aussi est-ce avec un immense soupir de soulagement que Jean Martin, dit Le Borain, obtient une notification d’autorisation de recrutement dans le cadre d’un Contrat Emploi Jeune. Reste à trouver le bon candidat, ou pour entrer dans le vif du sujet, sans pour autant le (la) déflorer, la bonne candidate.
Une simple photo sur un curriculum vitae, celui d’une certaine Li Ann Chen Wong, très jeune, très jolie et un peu nunuche, va faire la différence à la grande surprise et sournoise méfiance de Jacqueline Adrians, son assistante, qui pourvue « d’une plastique propre à rallumer la flamme d’un nonagénaire des plus cacochymes » déploie la gamme complète de la séduction féminine pour l’assujettir et le traîner en épousailles, non sans avoir obtenu de son « provisoire » qu’il se séparât au préalable de sa concubine Michelle, femme vénale, flanquée de deux filles pies-grièches.
Un coup de foudre sur papier glacé qui va chambouler la vie du proviseur bien au-delà de ce que l’on peut imaginer.
Non content de cumuler les imbroglios affectifs et le plus souvent puissamment érotiques, Jean Martin dit le Borain doit affronter la mésentente de ses deux adjoints, Lucas et Simone, cette dernière ayant la faculté de se mettre à dos l’ensemble de l’établissement scolaire dans sa volonté de tout vouloir régenter sans la moindre considération pour le travail de ses collègues.
Quant à Li Ann, surprise d’avoir obtenu le poste aussi facilement, elle ne ménage pas ses efforts pour satisfaire en tous points la confiance accordée par Le Borain, et ce en dépit des sarcasmes d’un « frère » ou prétendu tel, subitement jaloux des attentions dont elle fait l’objet.
La déconvenue, la jalousie, la haine, l’abus d’alcool et de substances illicites vont pousser un quatuor infernal à comploter et échafauder des plans pour se débarrasser de l’importune jeune femme aussi candide qu’affriolante. À moins que le sort et la bêtise des conjurés n’en décident autrement… D’où peut-être, mais il faudra pour en être certain attendre le dénouement du roman, les trois énigmatiques enterrements qui ponctuent le récit.
Dans un milieu professionnel qu’il connaît à la perfection et dont il s’amuse à brocarder les multiples travers, Patryck Froissart mène de main de maître un récit polyphonique d’une drôlerie extrême. Il jongle avec ses personnages et met à profit la structure de son récit pour narrer un même événement selon des points de vue différents. Sous sa plume qui voltige d’un style parfois précieux, souvent soutenu, à des propos pour le moins triviaux, se succèdent alors des scènes cocasses, où chaque détail est revu et relaté selon la perception que chacun en a. Démonstration littéraire parfaitement aboutie et burlesque de la fragilité du témoignage humain et galerie de portraits peints à la manière pittoresque d’un Lucien de Samosate.
Amoureux et joueur des mots, il enrichit sans cesse son texte par des emprunts savoureux à des dialectes régionaux, ressort de l’oubli des adjectifs rares, joue de l’allitération, « Michelle était par coïncidence en violent train de me chevaucher cavalièrement à cru sur la moquette à crins », et des assonances, invente à foison des tournures de phrases que Frédéric Dard n’aurait pas boudées, « Je savais bien que le prurit de s’y enfouir jusqu’aux rouflaquettes lui torréfiait le plexus », ne recule devant aucun zeugme, « il a brassé du papier, du vent, du temps, du rêve », pour séduire son lectorat.
Un feu d’artifice quasi permanent, une profusion de traits d’esprit qui loin de lasser, apportent du rythme, déclenchent un éclat de rire au détour d’une phrase alors même que le tragique pointe le bout de son museau. Sans doute le summum du divertissement est-il atteint dans les dialogues entre le lettré Jean Martin (le double fantasmé de l’écrivain, semble-t-il) et Li Ann, l’empotée aux notions sémantiques limitées qui enchaîne les « Ben oui » et les « Ben non », les « super-génial ! », confond la fonction phatique du langage, avec la « fonction phallique ou fatigue du langage » et pour qui Jules Ferry, devenu Georges entre-temps, est assimilé au moyen de transport le plus usité pour gagner l’Angleterre.
Si le désir, la séduction, le libertinage sont les ressorts principaux de l’intrigue, on sait gré à l’auteur d’avoir mis de l’élégance, de l’humour et de la légèreté dans son intrigue érotico-sentimentale, d’avoir su éviter le graveleux, le scabreux, d’avoir puissamment évoqué plutôt que décrit, d’avoir fustigé l’hypocrisie et la vénalité sans tomber dans un registre moraliste. Et si parfois on se noie un peu dans les sous-vêtements affriandants de ses héroïnes, il faut avouer, sans rougir, qu’il est bon et revigorant de le faire dans la soie et la dentelle. On rit à gorge déployée, et c’est infiniment plaisant.
Catherine Dutigny
Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis Proviseur à La Réunion et à Maurice. Longtemps membre du Cercle Jehan Froissart de Valenciennes, il a collaboré à maintes revues de poésie, et a reçu en 1971 le Prix des Poètes au service de la Paix. Il est membre de la SGDL, de la SPAF, de la SAPF.
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