Lettres sur la littérature, Walter Benjamin (3ème article), par Michel Host
Lettres sur la littérature, Walter Benjamin, Zoé, mars 2016, édition établie et préfacée par Muriel Pic, trad. allemand Lukas Bärfuss, maquette de couverture Silvia Francia, 150 pages, 15 €
Un chasseur à l’orée du bois
« Le processus de décomposition actuel de la littérature française empêche même la germination à long terme des graines qui y semblaient semées »
W. Benjamin, pp.108-109
Pour Benjamin, on le comprend, toute littérature n’est lisible qu’en tant que composante du combat philosophique, sociologique et politique qu’il mène, avec ses connaissances et amitiés (parmi elles, celle de Max Horkheimer) nées autour des activités d’un groupe d’intellectuels marxistes et antifascistes regroupés sous la dénomination d’École de Francfort (1).
Benjamin (dont on se souvient du suicide à Port-Bou en 1940) (2), s’entretient depuis Paris avec son collègue de l’École de Francfort, Max Horkheimer, établi à New-York. Il s’agit de trois choses : tenter d’installer à Paris et à Lyon une antenne de leur revue Institute for social Research (l’ex-Zeitschrift für Sozialforschung, refondée à la Columbia University) ; établir une contre-proposition intellectuelle solide et efficace face à la proposition hitlérienne ; lire la littérature française de l’époque (1937-1940) et la présenter dans une perspective critique tout orientée par le projet de lutte contre le nazisme, et, spécialement, la lire avec les lunettes du marxisme dialectique. Cela réduit le champ de vision ici, mais l’amplifie ailleurs, en soulignant notamment les manques, les erreurs méthodologiques, et, sauf exception, les faiblesses, notamment chez nos dits intellectuels, tels Sartre, Caillois, Leiris, de Rougemont, Claudel, Ramuz, etc. L’idéalisme est la cible : l’intelligence ne doit pas seulement briller, mais combattre, apporter des munitions aux antifascistes. Rappelons que ces philosophes allemands et juifs font face au monstre, dans une urgence absolue. Les politiciens européens viennent de baisser les bras et leur pantalon à Munich. Lecture très instructive donc, mais aussi, par contraste, manifestation d’un esprit littéraire à la française que Benjamin ne perçoit peut-être qu’à demi… Ils sont peu à trouver grâce aux yeux d’un tel lecteur, comme en témoignent ses échanges épistolaires avec Horkheimer, réfugié aux États-Unis.
Muriel Pic, dans sa riche préface, nous remet en mémoire la longue influence de l’esprit des Lumières en Europe (l’Aufklärung), le rôle actif positif que joua la bourgeoisie à certaines périodes, à partir de 1789 ; puis le reflux, tel que l’analysent W. Adorno et M. Horkheimer : « Sans égard pour elle-même, la Raison a anéanti jusqu’à sa dernière trace sa conscience de soi » (p.15). C’est sur ce socle que se fonde W. Benjamin pour examiner de manière plus précisément critique et même autocritique « la conscience bourgeoise », et notamment la manière dont elle se manifeste dans les écrits des écrivains français les plus significatifs de l’époque. La préfacière situe clairement le contexte « intellectuel et politique parisien » : c’est le temps des « lieux mondains » de la littérature, du pouvoir des grands éditeurs (la NRF notamment), du « monde intellectuel parisien », d’un Surréalisme qui bouge encore, des conférences du Collège de Sociologie, d’Acéphale (la revue de Georges Bataille et Pierre Klossowski), de la librairie Adrienne Monnier, tous points de Paris où Benjamin fait des rencontres, lie des amitiés toujours distanciées, tente de s’intégrer sans y parvenir entièrement. En effet, « un juif allemand marxiste confronté à la montée du fascisme, au nationalisme germanophobe, à l’antisémitisme et à l’anti-intellectualisme du Parti communiste français », intellectuel lui-même – « une pensée sans abri » selon Adorno (p.42) – qui plus est sans trop d’attaches, peu influent, plongé dans ses recherches personnelles, ne passait pas inaperçu, ni pour un personnage à accepter d’emblée et sans réserve. Peut-être ce jugement formulé par Horkheimer résume-t-il le mieux la pensée des deux correspondants : « S’abandonner au conformisme intellectuel, s’obstiner à croire que la pensée est en elle-même une profession, un domaine autonome et clos à l’intérieur du corps social, c’est renier, c’est trahir la nature spécifique de la pensée » (3) pp.33-34.
En vue d’informer Horkheimer, W. Benjamin « passe en revue » quelques écrivains français, grands ou moins grands, pour lesquels nous ouvrons un bref et significatif inventaire :
Gide « évolue vers une opposition ostensiblement affective non seulement à l’égard du stalinisme mais aussi du matérialisme dialectique ».
« Avec Jouve, dont l’épouse est l’une des analystes françaises les plus connues […] j’ai pu faire l’expérience concrète de la manière dont la psychanalyse peut pousser quelqu’un dans les bras de l’obscurantisme ».
Sur le Céline de Bagatelles pour un massacre : « Ce nihilisme médical, par lequel Céline fait parfois penser à Benn (4), n’est-il pas devenu une position de réserve du fascisme ? » « …il n’a pas d’autre moyen d’expression à sa disposition que l’invective, quel que soit le sujet » « …il est remarquable qu’il soit parvenu, consciemment ou inconsciemment, à renouer avec l’écrit antisémite moyenâgeux ».
De Jean Paulhan : « …la circonspection super-intelligente qui l’enferme dans l’arrière-chambre terminologique de ses méninges ». À propos d’un article de Roger Caillois (5) : « Cette dialectique de la servitude volontaire* (6) éclaire de manière inquiétante les cheminements de pensée tortueux dans lesquels s’attarde un Rastignac qui n’a pas à compter avec la Maison Nuncingen mais avec la clique de Goebbels ».
Julien Benda (Discours à la nation européenne, Paris, 1933) est particulièrement ciblé par Benjamin : « …ici Benda est éloigné de toute conception dialectique. La joie d’établir des contradictions soignées se montre de la manière la plus enfantine et dédommage largement le penseur de tous les désaccords qu’il rencontre dans sa vie ». « Benda refuse d’assumer les devoirs démagogiques auprès de la classe dominante : il préfère lui présenter sa candidature de chef du protocole* (cf. n.5).
Gabriel Marcel : « Sa spécialité est la casuistique politique ». Du Paul Nizan de La Conspiration : « La composition est habile, élaborée même, et les formulations sont souvent heureuses. Ce qui fait le succès de ce livre tient pourtant à autre chose : il transforme le roman politique en roman d’apprentissage. C’est une éducation sentimentale* de l’année 1929 ». « La prudence avec laquelle il faut le juger [le livre] doit être à la mesure de la bienveillance qu’il a obtenue auprès de la presse bourgeoise ».
Jules Romains est soupçonné de « contourner » les exactions du national-socialisme, Paul Claudel est alors occupé par la rédaction d’une « Mystique des pierres précieuses » pour le joaillier Cartier !… Un développement entre amusé et scandalisé de Benjamin à ce sujet : « Claudel invite le client à entrer dans la boutique avec la clochette du sacristain ».
La 7e et dernière lettre, très nourrie, et qui date du 23 mars 1940, distribue les derniers coups de griffes. La patte du félin est leste, parfois un brin cruelle, plus rarement caressante : de Charles Ramuz, des « pages remarquables » : « …Paris a ses clochards, il a lui aussi ses primitifs, ses hommes de l’âge de pierre qui depuis longtemps n’ont plus de papiers, qui n’ont même plus de noms, qui ne savent plus lire ni écrire ». De Michel Leiris et de son livre L’Âge d’homme : « De tout temps j’ai aimé la pureté, le folklore, ce qui est enfantin, primitif, innocent »… « et immédiatement après » : « J’aspire au mal parce qu’un certain mal m’est nécessaire pour me divertir ». De Gaston Bachelard écrivant à propos de Lautréamont : « C’est dans le rêve d’action que résident les joies vraiment humaines de l’action. Faire agir sans agir, quitter […] le temps lourdement continu des fonctions pour le temps miroitant d’instant des projets ».
Au fond, cette correspondance nous propose le récit de l’impossible rencontre entre deux conceptions de la littérature et de leur fonction ; ainsi, s’adressant à Horkheimer, Benjamin constate-t-il : « Vous ne serez pas surpris que la NRF (7), qui s’est montrée imperméable* à notre cause, présente dans un numéro spécial le Collège de Sociologie avec Bataille, Leiris, Caillois ». C’est donc, pour condenser les choses, l’exposé de griefs parmi lesquels se détache celui de n’être pas en phase efficiente avec le réel le plus urgent, d’éluder le combat indispensable contre l’idéologie nazie, le péril essentiel du moment.
En France, les intellectuels, des littéraires pour la plupart, voient à peine ou ne voient pas que l’incendie de l’hitlérisme va se propager sous peu et anéantir jusqu’aux racines de leur pensée et l’espace culturel d’une Europe née avec Homère. Ils sont « imperméables », en effet. Le fait que la littérature française ne soit pas envisagée par W. Benjamin dans sa composante historique longue, son déplacement continu dans les époques, les écoles, les esthétiques… est sans importance : ce n’est pas l’objet de sa réflexion, laquelle se développe dans la hâte de l’instant, à coups de feu tirés par le chasseur, à l’orée d’un bois, sur la Bête qui finira par le dévorer, et avec lui quatre-vingts millions d’êtres humains.
Michel Host
(1) Nom donné tardivement, en 1950
(2) Son corps mystérieusement disparu ne sera jamais retrouvé ni le manuscrit qu’il portait sur lui
(3) Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique (essai paru dans l’Entre-deux-guerres réédité chez Gallimard en 1968, 1996, traduction Claude Maillard, Sibylle Muller)
(4) Gottfried Benn (1886-1956), écrivain allemand qui soutint le national-socialisme à ses débuts
(5) L’Aridité, Revue Mesures, n°2, avril 1938
(6) (*) en français dans le texte
(7) La Nouvelle Revue française, n°298, juillet 1938
Aux quelques notes biographiques éparses dans cet article, ajoutons que W. Benjamin est né à Berlin en 1892 ; qu’il fut critique littéraire, critique d’art et traducteur d’écrivains français, notamment Proust et Baudelaire. Durant ses dernières années parisiennes, il travaillait à un essai sur Baudelaire. Philosophe, il ne put jamais entrer dans le corps professoral universitaire. Enfermé en juin 1940 dans le camp de Vernuche (près de Nevers), il en est libéré et veut gagner l’Espagne, mais épuisé et désespéré, il se suicide en chemin, selon l’hypothèse la plus répandue. Son corps disparaîtra mystérieusement et ne sera jamais retrouvé, pas plus que le manuscrit qu’il emportait avec lui.
Ses œuvres :
L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
Sens unique, précédé d’une enfance berlinoise
Paris, capitale du XIXe siècle
Le Livre des passages (fragments)
Charles Baudelaire, réédition La Fabrique, 2013, établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi, Clemens-Carl Härle
Origine du drame baroque allemand
Le Conteur Réflexion sur l’œuvre de Nicolas Leskov (parfois traduit par Le Narrateur)
Journal de Moscou
Allemands
Illuminations
Réflections
Enfance berlinoise
Petite histoire de la photographie (1931)
Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand
Eduard Fuchs, le collectionneur et historien
Essais sur Brecht
Thèses sur le concept d’histoire
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