Lettres d’Angleterre, Karel Čapek
Lettres d’Angleterre, octobre 2017, trad. tchèque Gustave Aucouturier, 184 pages, 12 €
Ecrivain(s): Karel Čapek Edition: La Baconnière
En 1924, le florissant et puissant Empire Britannique s’autocélébrait dans une grande exposition coloniale, la British Empire Exhibition, à Wembley, aujourd’hui plus connu pour son stade. Bien entendu, celle-ci était ouverte à d’autres que les sujets de sa gracieuse majesté, le roi George V. L’écrivain tchèque Karel Čapek, également journaliste aguerri – et connu depuis l’année précédente à Londres comme auteur dramatique, sa pièce R.U.R., à laquelle on attribue la création du mot « robot » ayant été traduite et jouée au St Martins Theatre avec le célèbre acteur Basil Rathbone – y fut invité. L’auteur de La fabrique d’absolu en profite pour visiter Londres et l’Angleterre, mais aussi le Pays de Galles et l’Ecosse (il ne parviendra pas à visiter l’Irlande) et en rapporte ces lettres d’Angleterre, un journal de voyage illustré de ses propres dessins.
Nous connaissons l’auteur surtout pour ses récits anticipant la science-fiction à une époque où le genre n’était pas encore installé et reconnu, on le connaît un peu moins pour son irrésistible ironie, son humour tout en finesse et ses capacités d’observation du monde qui l’entoure, sachant déceler ses travers et ses dangers. Les pages où il décrit la ville de Londres, la profusion de ses musées et surtout le choc que constitue pour lui, en 1924, la découverte du règne de l’automobile qui s’amorce, font mouche, tant par leur humour que par leur surprenante actualité. Il est aussi sans illusion sur les dessous du miracle économique et culturel de l’empire qui a surtout exploité et nié les populations de ses colonies, plus intéressé par le commerce et le profit que par l’émancipation des peuples.
Il y a dans l’Empire Britannique quatre cent millions d’hommes de couleur. Et à l’exposition de l’Empire Britannique, on ne voit d’eux que quelques pantins de publicité, une poignée de boutiquiers noirs ou jaunes et quelques vieux souvenirs, apportés ici en quelque sorte à titre de choses curieuses et amusantes. Et je ne sais pas s’il y a là la terrible déchéance des races de couleurs ou le terrible silence de quatre cent millions d’hommes ; et je ne sais pas non plus, de ceci et de cela, ce qui serait le plus effrayant. Une exposition de l’Empire Britannique est immense et surabondante ; on y voit tout, même un lion empaillé et l’émou disparu ; il n’y manque que l’esprit de quatre cent millions d’hommes. C’est une exposition de commerce britannique. C’est la projection de cette mince couche d’intérêts européens qui a recouvert le monde entier, sans guère s’occuper de ce qu’il y avait en dessous.
Les pages les plus sombres de ces lettres sont sans doute celles consacrées à l’East End londonien ou au port de Liverpool, à leur démesure industrielle, ouvrière et miséreuse. Des pages qui ne sont pas sans évoquer les visions de Dickens ou de Gustave Doré (1) sur l’enfer urbain au siècle précédent. Une vision qui pointe en toute simplicité cette misère installée pour encore bien des décennies, jusqu’à nos jours, presque un siècle plus tard.
Et c’est bien là la tristesse d’East End : il y en a trop ; et c’est insurmontable. (…) J’ai parcouru des rues dont les noms rappellent la Jamaïque, Canton, l’Inde ou Pékin ; toutes sont semblables, avec de petits rideaux à toutes les fenêtres ; elles pourraient sembler presque acceptables, s’il n’y avait pas cinq cent mille habitacles de ce genre. Dans cette écrasante quantité, on n’a plus l’impression d’un flux humain excessif, mais d’une formation géologique : ce noir magma doit être vomi par les usines ; ou bien ce sont les alluvions du commerce qui s’écoule là-bas dans des navires blancs sur la Tamise ; ou bien des sédiments de suie et de poussière se sont déposés ici.
Allez voir à Oxford Street, à Regent Street et sur le Strand les belles maisons que les hommes ont construites pour les marchandises, les produits, les objets : c’est que ce que produit l’homme a un prix. Une chemise perdrait de la valeur si elle devait être vendue dans des murs aussi gris et laids ; mais l’homme peut y vivre, c’est-à-dire dormir, manger une infecte nourriture et procréer.
Un texte, ou plutôt des lettres très personnelles qui nous rendent leur auteur un peu plus proche et qui n’ont pas pris beaucoup de rides, même dans la traduction de l’époque (1929). Une vision du monde qui, sans renier le pittoresque des campagnes anglaises ou l’impressionnante âpreté des landes et lochs d’Ecosse, ne détourne pas le regard de ce que d’aucuns préfèrent ignorer. Un regard d’écrivain qui est aussi journaliste et humaniste et qui résonne sur notre monde avec une force étonnante.
Pour notre bonheur, Karel Čapek sait faire cela sans se départir d’une ineffable légèreté, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose » (comme le disait Verlaine dans son Art poétique). Un sourire qui peut aussi se faire complice lorsque le jeune écrivain (il a 34 ans au moment de ce voyage) croque quelques-uns de ses aînés britanniques croisés dans les clubs londoniens : G.K. Chesterton, John Galsworthy, H.G. Wells ou G.B. Shaw (difficile à dessiner car il ne cesse de bouger).
En refermant ce précieux petit volume, outre le regret d’en avoir déjà achevé la lecture, on est aussitôt démangé par l’envie de découvrir les autres lettres de voyage de Karel Čapek, pas encore traduites à ce jour et qui couvrent ses voyages en Italie, en Hollande, en Espagne ou dans l’Europe du nord. Puissent Ibolya Virag et les éditions La Baconnière nous procurer prochainement ce bonheur.
Marc Ossorguine
(1) London, a Pilgrimage, 1872
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