Lettres à l’inconnu(e), Bernard Sarrut
Lettres à l’inconnu(e), juin 2016, 201 pages, 14 €
Ecrivain(s): Bernard Sarrut Edition: Tinbad
Lettres à l’inconnu(e) s’inscrit à point et lettres nommés dans la lignée éditoriale de Tinbad. En effet, cette toute jeune maison d’édition qui publie ici son cinquième roman et sera à la barre des Cahiers de Tinbad, accueille et donne toute latitude à la voix d’écrivains contemporains dont les recherches formelles sondent et font œuvre inclassable dans une Littérature au croisement de la poésie et du roman moderne, à l’instar d’Ulysse de James Joyce, ou des avant-gardes du XXe siècle (Futurisme, Dadaïsme, Surréalisme, Proust). Il s’agit de repartir de ces avant-gardes de création littéraire, non pas pour en remâcher les « reliques du savoir » (Laurence Sterne, in Tristram Shandy), mais pour en raconter l’histoire. Un violent « je » autobiographique sera recommandé et même essentiel, précise l’édito de Tinbad, ainsi ces Lettres à l’inconnu(e) dont le cap insolite trouble la navigation, à bord d’un texte épistolaire dont le/la destinataire reste inconnu(e) – du moins au début du voyage (ici d’hiver). Le narrateur déroule son histoire aux côtés d’une absente, dans un temps indéfini, l’inconnu(e) étant la non-nommée à qui les lettres sont adressées – personnage réel, fictif ? – un personnage tenu dans le secret de l’écriture au creux de cette « histoire » autre qu’une fiction « classique », du moins au début de son intrigue, de son récit, ou bien, personnage en cours de création au fil d’une écriture en train de créer « sa » propre fiction ?
Avec la question de la réception en ligne de fuite : qui réceptionne(ra) le texte, le palimpseste de ce parchemin du XXIe siècle dont le cap frondeur reste sans destination nommée, sans temps déterminé, sans intrigue au sens classique ? Autant de traits narratifs littéraires avant-gardistes, qui nous happent en tant que lecteurs, et nous attachent, rejoignant la rive où nous veut d’emblée voir échouer le narrateur : « J’essaye d’écrire le plus convenablement possible. Dès les premiers mots vous n’avez pu vous détacher de moi. Je le sais ».
Après avoir révélé d’entrée à l’inconnu(e) à laquelle il destine ces lettres que ce qui lui importe « est depouvoir vous toucher jusqu’au fond de l’âme », le narrateur va tenter d’approcher cette inconnue au fil continu des pages. C’est l’histoire de sa relation avec l’inconnu(e) qui ici se trame et se tisse dans le courant relationnel et électrique du texte (« La tension a été très forte dans l’intention de vous écrire et surtout de le faire concrètement. Une sorte de décharge électrique a suivi ma décision »).
Lettres à l’inconnu(e) est une sorte de course-poursuite du récit dans le récit en quête d’une lectrice encore « en friches, à l’état de bribes » – que le narrateur voudrait toucher-achever ? (« Je n’arrive pas à vous imaginer complète. Vous êtes encore à l’état de bribes, en friche, pas totalement finie »). Une quête qui se révèle en parallèle quête du monde (« J’essaye d’aller vers vous pour arriver à une plus grande vérité dans ce qui me lie au monde »).
Mais – car toujours un questionnement, voire un doute, peut faire contrepoids dans l’appréciation d’une certitude positive – cette satisfaction personnelle que semble tirer le narrateur de sa relation épistolaire entreprise avec « l’inconnu(e) », s’accompagne-t-elle d’une plénitude réciproque chez sa lectrice destinataire ? Le narrateur va se poser cette question cruciale dans toute la diversité de ses aspects au cours de sa correspondance, jusqu’à ce que la réception de ces Lettres par l’inconnu(e) devienne un sujet de doute et de questionnement à la fois problématique et incontournable pour le narrateur : « Pourquoi cet acte contre nature opéré sur votre personne », « Si l’ennui à me lire vous gagne, je ne le saurai jamais. C’est là que réside l’arbitraire de ma démarche, ce mal que je m’inflige : ne pas déceler les premiers signes de votre éloignement de moi ». L’enjeu du livre de Bernard Sarrut s’énonce dans les lignes ci-dessus, où la situation paradoxale de « l’histoire » qu’il « s’inflige » lui fait à la fois mal et lui procure du plaisir comme un acte de vampirisme peut exalter le prédateur en quête perpétuelle d’une proie manquante dont se nourrir, et dont jouir : « Je reprends. J’ai cru pouvoir attendre demain mais je n’ai pu résister. Je poursuis donc car c’est très agréable ». L’échange littéraire scriptural est rendu visible/lisible ici dans la dimension du mal (un certain sadomasochisme pouvant se doubler d’un onanisme intellectuel, provoqué et véhiculé par cette situation). La référence à l’acte vampirique se retrouve d’ailleurs à un endroit capital du livre, puisque deux extraits du Dracula de Bram Stoker sont cités en exergue de ces Lettres à l’inconnu(e).
Le narrateur s’inquiète du ressenti et de l’appréciation de l’inconnu(e) à la réception de ses « Lettres ». Il s’en inquiète et prend soin de sa destinataire non-nommée, imaginée et jamais rencontrée – « J’espère surtout ne pas vous avoir effrayée ». La relation avec cette inconnue lui « tient à cœur », tant qu’il ne la révèle à personne de son entourage, comme une relation qui compte, tenue au secret de l’intimité personnelle (« Une ou deux fois j’ai failli dire à quelqu’un que j’avais décidé de vous écrire tout le temps sans vous voir et sans vous avoir rencontrée. Mais je n’ai rien dit au final. Vous voyez je ne vous divulgue pas à l’extérieur »).
Cette inconnue qu’il n’a jamais rencontrée, le narrateur la construit ici au fur et à mesure qu’il s’adresse à elle par ces mots couchés sur le papier en guise de préliminaires : « Je n’ai pas encore la force de me destiner à n’écrire que pour ce gouffre négatif que vous représentez. J’ai besoin de vestiges pour vous construire. Pas pour vous représenter car ce serait ridicule et impossible, mais pour me persuader que je ne rêve pas, que je suis en train d’écrire et qu’il y a quelqu’un. Pour qu’il reste quelque chose de ma folie ».
Le narrateur ménage sa lectrice : « Je dois vous laisser le temps de vous reposer entre les lignes ». De même qu’il se force à gérer le temps passé à lui écrire, afin de trouver un point d’équilibre, d’atteindre un point de non-rupture où pourra être à tout instant temporisée, si nécessaire, la relation : « Il ne faut pas que je pense trop à vous ou trop à ce que je vous imagine attendre de moi car sans cela je n’écrirais plus rien. Je n’aurais plus le temps ni l’entrain de le faire », « 26 décembre. 23 heures. Je suis rentré plus tard que d’habitude. Je vous écris de justesse pour respecter notre rythme quotidien », « Je me dois d’assurer cette permanence à laquelle je me suis engagé vis-à-vis de vous. C’est la moindre des choses, une honnêteté élémentaire. Ou sinon qu’allez-vous penser. Que je suis un blagueur (…) ». Le narrateur passe au crible, par le tamis de son récit décliné en un échange épistolaire, le pacte de lisibilité (visibilité…) induit par sa correspondance avec l’inconnu(e). « Ce qui nous réunit : la constance. Moi d’écrire et vous de lire ».
Le narrateur approche et cherche aussi son « inconnu(e) » comme une potentielle partenaire. Il évoque d’ailleurs à un moment l’analogie entre leur relation et les préliminaires de la rencontre amoureuse : « Ce qui me lie à vous pourrait faire penser à de l’amour naissant ». Il lui écrit au début de leur relation de façon régulière, sans manquement ni accaparement, avec même une maîtrise de soi (« Vous êtes une proposition, un choix dans un mode de vie (…) classique par ailleurs ») – en tant qu’individu mais aussi et peut-être surtout à nos yeux en tant que narrateur – lui permettant de s’installer du côté de la lumière pour écrire ses lettres et y installer sa destinataire dont il ne capte pas la véritable incarnation mais dont l’apparition se transfuse au travers de ces lettres éclairantes écrites dans un espace-temps simultané qu’elle lui accorde – sans doute, et pour combien de temps. Le laps du doute se forme en creux à ce point fragile et de rupture possible à tout moment, palpitant en filigrane sur le verso inconnu/tacite de la page-vie d’une destinataire sans mots-silencieuse.
Comment s’assurer, être certain qu’une véritable réciprocité dans la relation a lieu dans l’espace/temps d’une lecture – tout l’enjeu de la Littérature est ici formulé au travers d’un échange épistolaire sous la forme d’un récit où le Je-Narrateur occupe avec sa destinataire/lectrice la place des protagonistes.
Quelle est la part de vérité engagée dans le portrait de l’inconnue lectrice imaginée, projetée sur la page par le narrateur ? Quelle part aussi d’orgueil du créateur entre ici en jeu ? Quel plaisir réel concrètement se partage ? « Quelle sécurité au fond vous êtes pour moi, je viens de m’en apercevoir. Quel service je vous demande. D’être une mère devant laquelle certains actes sont impossibles.
Je crois que j’ai déjà changé en l’espace de ces quelques jours. Bientôt je pourrais ne plus me reconnaître et il n’y aurait que vous qui seriez habilitée à le faire.
J’imagine difficilement que vous puissiez écrire à votre tour. Je ne vous donne pas cette chance-là à supposer que cela en soit une. J’ai tendance à penser que vous n’avez qu’une fonction : lire.
J’ai du mal à formuler des questions sur vous. Cela ne m’importe pas. Pour moi vous n’avez pas d’histoire autre que celle avec moi qui commence. Excusez-moi parfois j’ai de ces orgueils.
Ce qui me rassure est la lucidité que j’éprouve à votre égard. C’est bon signe.
Je me persuade que notre liaison est d’un autre type, du style indirect. J’essaye de m’en sortir, de me débattre du mieux qu’il faut.
Pour revenir encore sur la façon dont je vous vois (et c’est de cela ce soir que j’ai envie de parler) je ne comprends pas cette lumière permanente et froide qui vous baigne, cette lumière mouvante qui vient du dehors. Je sais bien que vous êtes dans la même ville que moi et que les jours y succèdent aux nuits. Mais je persiste dans mon erreur, dans cette lumière étale qui ne semble pas vous affecter outre mesure. J’ai l’impression de participer à la célébration d’un culte : cet instant de la lecture où vous êtes figée dans l’éblouissement extérieur de me lire. C’est le seul moment où je suis sûr de vous, le seul moment de votre vie où vous m’appartenez tout entière.
Cette façon que j’ai d’écrire de plus en plus long, de plus en plus facilement devient-elle un moyen de vous retenir, de tendre à ce que votre lecture quotidienne vous absorbe un peu plus chaque jour, vous dévore vous et votre temps ? L’heure que je passe à vous écrire, je la distrais aussi vous savez au reste du monde et apparemment sans raison.
Je vais très vite. Je cours sur le papier. C’est très inattendu ce flot qui s’écrit et brusquement s’arrête. Je voudrais terminer par une formule d’amitié ou au moins d’attention. Mais rien ne me vient à l’esprit. Ou alors le mot de sollicitude. Je dois vous maintenir en vie le plus longtemps possible. Il y va de mon existence.
À demain ».
Si ces Lettres à l’inconnu(e) de Bernard Sarrut posent la question du rapport de l’auteur-narrateur au destinataire-lecteur, et la traite entre les lignes, elles (re-)mettent en question aussi les modalités qualitatives de cette relation, voire les conditions de possibilité du modus vivendi (modus scribendi) opéré, avec succès ou sans. Et le récit avance comme si, cette relation même avec l’inconnu(e) en devenait le personnage principal, après le moment narratif où l’expéditeur des lettres a pressenti que l’inconnue incarnait peut-être à elle seule le personnage principal du récit.
Le narrateur, en quête de l’intérêt de son inconnue lectrice, interroge l’étendue de leur lien, de leur relation via ces lettres qu’il lui adresse sans la connaître sans l’avoir rencontrée, passant d’un sentiment de culpabilité à celui d’une disponibilité plus sereine (« Ma main est moins saccadée aujourd’hui. Je veux dire : le flot de mon écriture est plus calme. Normal. Moins de culpabilité à vous écrire sans doute, à vous encombrer de ma présence. Peut-être est-ce votre infatigable sérénité qui me gagne »).
La problématique consistant à se demander comment est possible la sincérité d’un je-narratif fictif est également posée, dans une assertion qui ne manque pas d’interroger le lecteur que nous sommes et qui sait ce que le pacte autobiographique comporte toujours de part de mensonge inhérent à l’échange épistolaire à partir du moment où il fait l’objet d’une « histoire » fictive littéraire (« La seule chose dont vous pouvez être sûre c’est de ma sincérité. La gentillesse de mes propos peut cesser d’un jour à l’autre mais jamais je ne mentirai. L’écriture rend cela impossible. Il n’est pas possible d’être machiavélique avec elle. Pas de roublardise du sentiment possible. Je peux vous l’assurer. Mes lettres en sont une vérification de tous les instants »). Sans doute le problème du manque de sincérité doit-il être déplacé ici pour laisser place plutôt à l’ambiguïté et à l’ambivalence des sentiments du narrateur envers SA destinataire-lectrice, prise au piège malgré elle dans un rapport anthropophagique entretenu par son expéditeur, entre/sous les lignes des apparences… La référence en exergue au Dracula de Bram Stoker trouve dans cette interprétation tout son éclairage.
L’ambivalence constitue bien au fil du déroulement du récit la modalité d’échange entre le narrateur et l’inconnu(e). Occupe la place entière progressivement de ce qui se trame. Ambivalence chez l’expéditeur « jouant » avec l’inconnu(e) dont il voudrait retenir l’attention exclusive et pouvoir s’éloigner, voire nier, à sa guise ; ambivalence chez le destinataire à la fois happé et repoussé par son interlocuteur. L’écriture est ce viatique dont les deux ressortissants – écrivain et lecteur – s’éprouvent « exsangues » l’un sans l’autre, l’un avec l’autre, parasité, pompé, puisé « jusqu’au fond de l’âme ».
Cet inconnu/l’inconnu(e) joué sur la table d’échange de l’écriture peut se figurer dans chaque figure de lecteur, mais aussi être personnifié par un individu choisi (comme ici « l’inconnue » pour le narrateur), enfin renvoyer à une figure sacralisée par l’ordre des croyances comme la figure d’un mentor, d’un guide, le vampire… Dieu ?… : « écrire est une façon de signaler l’existence de Dieu. “Dieu” : cela me semble ouvrir de grandes étendues découvertes et tellement familières, comme la faim pour le loup »).
Cette écriture en train d’écrire sa fiction, en train de s’écrire (soi pouvant désigner la réflexivité du sujet (narrateur) mais aussi l’inconnu projeté dans l’altérité (du lecteur, de Quelqu’Autre)) embarque d’emblée le texte dans une zone esthétique où le roman devient « poème », où le regard lui-même esthétique advient à sa propre transparence, aussi journal/forme épistolaire puisque écrit à la première personne, récit autobiographique bousculant les repères jalonnant d’ordinaire la route du lecteur – un « je » narrateur comme en quête de la souveraineté (« emprise ») de sa propre écriture – et donc partiellement de l’une des instances de celle-ci : le lecteur – ; en quête de la maîtrise de sa propre écriture et du texte en train de s’écrire ; d’une souveraineté esthétique recherchée tant, que son objectif visé, de veine absolue, déploie l’écriture comme un viatique d’exception – recours au poème d’une nécessité vitale –, à la (dé)mesure de son enjeu fixé par un narrateur engagé de manière paroxystique dans le ressassement scriptural d’une telle écriture obsessionnelle, dont l’envergure du Large se doit d’égaler l’envergure des amarres levées – au risque de perdre (au sens tempétueux du terme) son lecteur/navigateur.
Le narrateur se nourrit de sa lectrice ici, comme le chasseur prédateur vampire se nourrit jusqu’à l’extase de sa proie… Cette quête surfe sur la vague du vertige où le Lecteur lui-même se sent happé, dans l’« espace limité » d’un « brouillard » que le narrateur-vampire (cf. Dracula) suscite, ravissant le Lecteur-proie au sens littéral et figuré d’une perte extatique de soi…
Murielle Compère-Demarcy
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