Lettres à Flaubert, réunies par Yvan Leclerc
Lettres à Flaubert, réunies par Yvan Leclerc, juin 2017, 191 pages, 16,90 €
Edition: Thierry Marchaisse
Original, le concept de la collection. Réunir un lot – bien choisi, compétent, passionné qui plus est – d’auteurs, tous pignon sur rue littéraire, et les faire « écrire à » ces monstres sacrés de la grande littérature, celle des Classiques. Prudente, pour autant, la démarche, puisque le maître d’œuvre, et souvent une bonne partie de l’équipage, sont savants dans le destinataire des lettres, son œuvre comme sa personne, assez pour s’autoriser le parfum d’aventure du projet : un roboratif jouissif passant à chaque page ! Enfin – dira-t-on jamais assez que derrière chaque livre, il y a le maillon-éditeur, Thierry Marchaisse appartient à ce genre, rare, de ceux qui savent bâtir le livre, agencer une construction, en architecte de haute maîtrise, faisant bellement partie, en ça, du bonheur de lire.
Flaubert, l’immense, l’incontournable, celui qui – XIXème et au-delà – perche tout en haut de la pyramide. Qui – sachant lire, s’entend – n’aurait pas lu, et jusqu’au bout, s’il vous plaît, sa Madame Bovary, son Education sentimentale, son Salammbô… chacun d’entre nous, à un niveau ou un autre, ne peut-il se sentir « concerné » par Flaubert, ce « la », à la fois unique et tout ; c’est dire.
Yvan Leclerc, spécialiste du maître et notamment de sa correspondance, « en vrai », a dirigé une fine équipe, d’universitaires versés en la matière, mais aussi d’auteurs aguerris tout bonnement passionnés des écrits Flaubertiens, capables à l’occasion de se souvenir de leur rencontre avec l’auteur, ou avec ses personnages – celui de Bovary tenant fermement la corde. Ils sont d’ici ou de plus loin ; le regard étranger étant, on s’en doute, mieux que passionnant, par le canal d’une francophonie bien vivante.
L’agencement de ces lettres est à la fois amusant et fort pertinent, puisque on nous donne à ouvrir la boîte « cher Gustave », celle « cher Gustave Flaubert », puis « cher (monsieur) Flaubert » suivie de « Maître » pour finir sur celle de « Monsieur »… comme un éloignement progressif jonglant avec des proximités d’affects, des connivences tenues plus ou moins en laisse, des prudences de hiérarchies supposées. « Il est bien entendu que tu ne recevras pas cette lettre, c’est pourquoi je te tutoie » dit cette auteure. Aucun de nos locuteurs ne se positionnant pour autant dans l’hostilité – mauvais souvenirs scolaires, par exemple, ce qui aurait pu facilement être signé de quelque provocateur à l’affût des médias, mais qui – on en est heureux – n’a pas embarqué avec l’équipe d’Yvan Leclerc : « Lettres au grand écrivain envoyées par des confrères qui se présentent souvent comme des disciples ». Le niveau, tant écriture que sujet développé, est tout à fait remarquable d’un bout à l’autre du livre. On peut se plonger dans le genre essai-roman très réussi des contributions, mais, le chercheur peut aussi butiner d’utiles informations au bord des pages, au titre de Flaubert et de son œuvre, en soi.
Mais – vrai bonheur du lecteur – c’est être embarqué aux côtés de Flaubert, de mille façons inventives, inattendues, qui donne l’alléchant du livre et de son projet. A la manière, dans cette lettre, des enfants qui jouent à « faire comme si », où l’auteure conjugue au conditionnel et finit par : « on resterait un peu là, dans le vent normand, bras dessus, bras dessous, devant le joli vacarme mousseux de la mer, à profiter de l’instant », ou à celles, plus sérieuses, où se déclinent les Flaubertiens de l’Education et ceux de Madame, lui confiant : « difficile après vous de dire la vie monotone de la campagne, la fadeur provinciale, les aspirations déçues… ». Cette lettre-là, aussi (« je viens de compter, cela fait plus de quarante ans que je décline votre œuvre ») toute entière consacrée à la phrase de l’Education – ce fut comme une apparition ». La jouissive relation de cet auteur-ci à Flaubert dans son épreuve lointaine de l’oral du CAPES, ou le rapport du maître aux mathématiques pour cet autre ! Quant à l’Histoire, la grande, ou la minutie du quotidien, un Flaubert en soi, et pas le moindre, elle est convoquée avec panache plus d’une fois. Il y a ceux également qui parlent en son nom avec belle insolence, écrivent ou répondent à Louise Collet, inventent ou brodent autour du monde flaubertien… Un « singe qui peint », personnage de tableau, se mêle de lui écrire et de lui dire, au nom des bêtes : « je t’aime, voilà tout ».
Tout se lit, se pèse, enrichit nos propres représentations, souvenirs, inventions autour d’Emma ou de Frédéric. On en arrive presque à regretter l’absence de ces pages blanches à la fin du livre – pour vos notes – où, nous aussi, on écrirait notre lettre à Flaubert…
Délicieuse balade, toujours savante au bout, revenant en boucle à Flaubert, redonnant à l’œuvre ce qui lui revient, et ouvrant par le biais sur ces auteurs de maintenant, leur pertinence, leur œuvre à eux aussi.
Bénéfice double – au moins – pour ce projet remarquablement réussi.
Martine L Petauton
Dans la Collection Lettres à : Shakespeare, Alan Turing, Roland Barthes, Sade.
Les auteurs de ce collectif dirigé par Yvan Leclerc : Jeanne Bem, Pierre Bergougnoux, Belinda Cannone, Philippe Delerm, Benoît Dufau, Philippe Dufour, Joëlle Gardes, Sébastian Garcia Barrera, Patrick Grainville, Philippe Le Guillou, Jean-Marc Levy-Leblond, Benoît Melançon, Christine Montalbetti, Ramona Naddaff, François Priser, Daniel Sangsue, Michel Schneider, Posy Simmonds, Philippe Vilain, Vincent Vivès, Michel Winock, Fawzia Zouari, et un anonyme.
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