Lettres à Denise, Louis Aragon (par Patryck Froissart)
Lettres à Denise, Louis Aragon, éd. Maurice Nadeau Poche, novembre 2024, 95 pages, 8,90 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Compilation de 21 lettres écrites par Aragon à l’écrivaine Denise Kahn, épouse Lévy puis épouse Naville, future amie de Trotsky, publiées initialement en 1997 par Maurice Nadeau avec cet avertissement :
« Après la mort de Pierre Naville, le 24 avril 1993, sa veuve, notre amie Violette, trouvait une liasse de feuilles dactylographiées par lui. Le premier portait en tête, manuscrit : Lettres d’Aragon à Denise Lévy puis Naville. Il y avait vingt et une de ces lettres. Elle me mit la liasse dans les mains : “Fais-en bon usage” sous-entendu : “si elles te paraissent intéressantes, publie-les”.
Intéressantes ? Elles ont une importance capitale.
D’abord pour qui s’intéresse à la vie d’Aragon.
[…]
Mieux. On devinait, on sut |…] que la Bérénice d’Aurélien était Denise ».
Ces écrits intimes, s’ils avaient été publiés du vivant d’Aragon, eussent pu être tenus pour un roman épistolaire. En dépit de, ou grâce à ce qui constitue l’ellipse intermittente inhérente à une correspondance à sens unique, où manquent donc les réponses de Denise dont on ne peut que deviner la teneur lorsqu’elles sont commentées en retour par le poète, et irrégulière dans le cours spatio-temporel de l’existence de leur auteur, le lecteur peut reconstituer, en comblant les interstices par ce qu’il veut/peut bien imaginer ou par ce qu’il connaît de la vie de l’écrivain et de sa relation avec l’aimée, le déroulement romanesque d’une histoire d’amour passionnée, très apparemment tôt destinée à échouer.
Par ailleurs, comme le suggère Maurice Nadeau, ledit lecteur qui, parce qu’il « s’intéresse à la vie d’Aragon », ne se contenterait pas de l’expression à éclipses de déclarations d’amour obstinées, trouvera dans l’ensemble des textes une somme d’informations « d’importance capitale » sur le quotidien de leur auteur durant la période de 1923 à 1925 et notablement :
Sur ses déplacements :
– dans Paris où on le suit de son domicile, chez sa mère à Neuilly, jusqu’aux divers endroits et établissements publics parisiens sur une table desquels il rédige ses lettres : la Brasserie Lorraine, le Café Français, Le Select American Bar, et, lieu historique, le Bureau de Recherches Surréalistes,
– à Commercy (Meuse) où réside son oncle sous-préfet et où il écrit du Café de la Paix,
– à Bar-Le-Duc où il se fait soigner pour des problèmes dentaires,
– à Guéthary, où il fait un long séjour chez Drieu La Rochelle, villégiature d’où il envoie plusieurs lettres, des plus intéressantes, dans et entre les lignes desquelles se dévoilent des éléments précieux de son étroite relation particulière avec l’écrivain qui n’est pas encore fasciste, à propos de qui on apprend en la circonstance quelques traits de comportement qui seront repris, entre autres, par Aragon dans la construction du personnage d’Aurélien,
– à Salies-de-Béarn, chez Jacqueline Bordes, première épouse d’Emmanuel Berl, où il compose une partie du Con d’Irène,
– à Chalons, où il passe quelques jours avec Noll : « C’est si drôle quelqu’un avec qui on peut parler, tout à coup »,
– à Strasbourg où il séjourne une quinzaine de jours chez Denise, séjour ayant suscité un long commentaire du poète Maxime Moïse Alexandre cité par Nadeau en note annexée à l’une des lettres et dont voici un bref extrait (la suite et la fin, non reproduites ici, sont savoureuses) :
« Louis Aragon débarqua chez Denise […] Il avait une assurance, un brio qui stupéfiaient. Il connaissait par cœur toute la littérature, toutes les littératures, plus l’archéologie, l’histoire – la grande et la petite histoire. Il jouait du piano, savait danser, jouer au poker où il appliquait un système pour perdre – ce qui le faisait toujours gagner… Que ne savait-il pas ? ».
Sur sa vie sociale, culturelle et sur le rapport qu’il entretient notamment :
– avec sa famille dont il dépend financièrement et affectivement, dont il laisse entrevoir la pression et l’oppression constantes, et dont il révèle à Denise certains secrets plus ou moins avouables,
– avec le mouvement surréaliste et les membres des cercles politico-littéraires de gauche, dont Pierre Naville, qui deviendra plus tard le second mari de Denise, Marcel Noll, Chirico, Péret, Maxime Moïse Alexandre, Desnos, Breton, Max Morise, Gala, Eluard de retour de voyage : « Moi Eluard me manquait on ne peut pas imaginer »,
– avec l’argent dont il se plaint de manquer tout le temps à cette époque de sa vie,
« Moi d’ailleurs je ne peux pas aller à l’hôtel, je n’ai pas d’argent. Ni beaucoup, ni peu : pas. Depuis quelques jours je pense férocement à l’argent ».
Il y a évidemment bien d’autres sujets d’intérêt dans ce « grand opuscule » de vingt et une lettres, avec la valeur ajoutée des notes érudites de Pierre Daix et, il ne faut pas omettre de le signaler, trois illustrations remarquables : une photo d’Aragon par Man Ray datant de 1922, une autre de Denise et Simone Kahn, et, cerise sur le gâteau, une troisième regroupant Naville, Trotsky, Gérard Rosenthal et Denise… Ah ! Denise…
Patryck Froissart
Louis Aragon, né en 1897 à Neuilly-sur-Seine, mort en 1982 à Paris, est un écrivain français, surtout poète et romancier, mais aussi journaliste, essayiste, et auteur de quelques pièces de théâtre.
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