Lettre (d’une mère) à un jeune poète (par Patrick Abraham)
Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, Arthur Rimbaud, édition de Louis Forestier, Poésie/Gallimard, 1973, 304 pages, 8,20 €
Monsieur,
Je n’ai pas l’honneur d’être connue de vous, ni vous de moi : aussi est-ce après mûre réflexion que je me permets de vous écrire afin de vous exprimer mon irritation, pour ne pas dire ma colère, suite à la lecture de deux de vos poèmes (Au-Cabaret-Vert et La Maline) que mon fils vient d’étudier avec sa professeure dans la perspective de l’épreuve orale de français du baccalauréat. Je ne sais d’ailleurs pas si je dois vous appeler « monsieur » car, si je suis plus jeune que vous d’une certaine façon, puisque nous ne vivons pas à la même époque, je suis cependant, étant mère, plus âgée.
Pour commencer, je tiens à vous faire remarquer que vous n’êtes pas précisément un exemple pour nos lycéens ! Vous devriez vous consacrer à vos études, monsieur, plutôt que de vagabonder sur les routes comme un va-nu-pieds, un camp-volant. Pensez à votre mère, à vos sœurs et à leur désarroi face à votre dégradation ! Mon fils m’a dit que, dans un autre poème, vous parliez avec ostentation de vos « poches crevées », de votre « unique culotte » et de vos « souliers blessés » (bizarre image, soit dit en passant !) : prenez-vous plaisir à vous exhiber ainsi, à essuyer les quolibets des honnêtes gens et encore une fois à faire le désespoir de votre pauvre maman ? Réfléchissez-y.
Mais tel n’est pas le sujet de ma lettre. Je suis mère, je l’ai indiqué, mais aussi militante féministe et je vote à gauche : trois raisons suffisantes pour que vos poèmes m’aient indignée.
Le titre de votre deuxième texte, d’abord. Vous n’ignorez pas que le mot « maline » (que vous n’êtes pas capable d’orthographier correctement !), accentué par la majuscule, est un dérivé du substantif « mal » : vous associez donc une jeune fille (puisqu’il s’agit d’une servante d’auberge) à la faute, au péché, au Diable pour aller au bout des choses. Vous la satanisez sans vergogne pour vous arroger le droit d’abuser d’elle. Vous devriez avoir honte ! N’avez-vous pas lu La Sorcière de Michelet ? Vous êtes vieux jeu, monsieur, vous retardez !
Mais vous ne vous contentez pas de la sataniser, cette malheureuse enfant (qui ne vous a paru « rieuse » que parce qu’elle dissimule derrière ce masque sa détresse et ses humiliations de dominée), vous la sexualisez, et j’en arrive au plus inadmissible. Je vous cite (dans Au Cabaret-Vert) : « Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs »… C’est tout ce qui vous a intéressé chez elle ? Elle se limite pour vous à sa poitrine ? Elle n’est pour vous qu’un corps, devant répondre aux injonctions de vos fantasmes ? Ce n’est pas comme cela que j’ai éduqué mon fils, monsieur. Je lui ai appris à respecter le sexe opposé. Je lui ai expliqué que le regard masculin peut être assimilé, même sans geste caractérisé, à une agression. Imaginez ce qu’elle a éprouvé devant l’insistance de vos œillades ! En pleine auberge ! À la vue des autres consommateurs ! Dans La Maline, vous osez même vous moquer de son accoutrement (« Fichu moitié défait, malinement coiffée », je continue de vous citer) : c’est du mépris de classe, tout bonnement. Elle n’a pas eu le temps de se pomponner parce que son patron l’exploite et qu’elle n’a pas une minute à elle. Ce que vous avez interprété comme une invite n’est que la conséquence de son infériorisation sociale, vous auriez dû le comprendre !
De même, vous écrivez, dans Au Cabaret-Vert : « ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! ». Et dans La Maline : « pour avoir un baiser ». Vous extravaguez, vous lui attribuez vos propres obsessions, monsieur, vous vous noyez dans les pires stéréotypes masculinistes ! De victime d’un ordre sexuel et économique impitoyable, vous la transformez avec perversité en aguicheuse comme le montrent d’autres passages où se manifeste votre salacité (« son petit doigt tremblant » ; « sa lèvre enfantine »). Je suppose que tout ceci n’a qu’un but (et n’espérez pas que vos seize ans constituent pour moi une excuse !) : la violenter dès que vous l’aurez coincée dans un couloir pour affirmer ensuite que son attitude provocatrice vous y aura poussé alors que je ne vois en la circonstance, pour utiliser un anglicisme à la mode, qu’une accumulation de dégoûtants male gazes !
J’attire en outre votre attention, monsieur, sur le dernier vers de votre second poème où, avec condescendance, après vos insipides quoique éhontés bavardages, vous donnez la parole à cette infortunée : « Sens donc : j’ai pris une froid sur la joue… ». Non seulement, vous prêtez (ou souhaitez que le lecteur prête) à des propos innocents ne quêtant qu’un peu de chaleur humaine une intention équivoque (le tutoiement trahit assez, pourtant, l’ingénuité de la phrase !), mais vous soulignez avec lourdeur, par l’italique, un barbarisme, indice supplémentaire de votre suffisance bourgeoise : eh oui ! cette gamine confond parfois les genres grammaticaux, mais ne vous êtes-vous pas demandé quels douloureux évènements l’ont contrainte à quitter l’école et à accepter ce travail avilissant tandis que, malgré vos poses de fugueur, vous savez fort bien que vous pouvez rentrer à tout moment chez votre mère qui vous assure gîte et couvert ?
J’aurai la charité de ne pas m’appesantir sur vos exigences culinaires (« Du jambon tiède, dans un plat colorié, / Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse / D’ail » !) et sur votre autoportrait complaisant (« Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table » ; « à mon aise / Je ramassais un plat… » ; « je m’épatais dans mon immense chaise ») : on retrouve ici la fatuité du petit monsieur qui se croit partout chez lui et qui, parce qu’il a quelque argent dans son gilet, est persuadé qu’on doit le servir comme un prince et obéir à ses plus ridicules caprices. J’ai oublié de mentionner l’avant-dernier vers du premier poème, qui n’arrange pas votre cas : « m’emplit la chope (…), avec sa mousse ». En plus d’être un héritier en goguette et un prédateur en puissance, vous avez déjà des habitudes d’ivrogne.
Je devine sans peine (mais non sans peine hélas pour votre future épouse) ce que vous deviendrez dans dix ans !
Je ne vous salue pas, monsieur.
Mon nom vous étant indifférent, cette lettre, dont je transmettrai une copie au Rectorat afin qu’à l’avenir le Conseil supérieur des programmes accroisse sa vigilance, restera anonyme.
Patrick Abraham
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