Lettre au recours chimique, Christophe Esnault (par Didier Ayres)
Lettre au recours chimique, Christophe Esnault, éditions Aethalides, mars 2021, 128 pages, 16 €
Dans mes clairières, je ne suis jamais seul
J.B. Pontalis
Poème pellucide
L’impression générale que j’ai pu ressentir à la lecture de cette lettre au recours chimique, c’est celle d’une fluidité, d’un certain chant régulier. Ce texte qui graphiquement est centré sur la page (à tel point que j’ai reconnu des calligrammes, ceux d’Apollinaire comme perspective), se lit par souffle. Cette poésie est donc charnelle. Ou encore, en relation avec la phonation, l’élocution orale (très vieux modèle de la poésie occidentale depuis les aèdes). Ici, cette prise de parole devient une expérience de la pensée critique. Surtout comme un discours ironique et violent, et nullement une expression de l’espèce speakers’corner. Les thèmes n’en sont pas moins brûlants, écriture cependant conçue comme un engagement littéraire : la maladie, la déréliction psychologique, la psychiatrie et ses psychiatres.
Par un pur hasard, je lisais en même temps que j’étais occupé à lire le dernier livre de C. Esnault, un autre livre assez tendre, du psychanalyste J.B. Pontalis. Ainsi, j’avais l’autre bout du discours du poète, que l’on connaît pour ses manières irrévérencieuses et taquines. Mais je gardais bien à l’esprit ce sentiment de transparence, une sorte de sensation aqueuse, une espèce de poème-eau, eau qui pratiquement autant qu’abstraitement est sujette à l’élimination des scories, des sanies, ablution de l’âme ici. Je crois ainsi que l’on peut parler de style, si l’on admet que le style c’est l’homme.
Les normopathes découpent mon corps
Avec leurs pensées de normopathes
L’écriture est art de la précision et rythme
Je peaufine mes phrases
Les normopathes piétinent mon corps
Avec leur absence de pensée
Je voulais te dire que je n’ai pas de problème
ou
En exprimant trop expressivement une émotion
Une joie ou une colère
L’emportement est prohibé
La curiosité est suspecte
Le vivre est litigieux
La norme c’est la discrétion
Et même si le texte est pamphlétaire, il reste d’abord une œuvre pleine d’ironie, de saillies contre la morale petite-bourgeoise. On s’approche donc du Munch du Cri, ou du Strinberg de Inferno. Expérience conduisant aux travaux des cinéastes, Peter Kubelka ou Maurice Lemaître, quand ils exposent la pellicule brute, ou la biffent, montrant ainsi la grammaire profonde de l’œuvre cinématographique.
On ne me pardonne pas de ne pas être enlisé
Ne pas vivre en parfait esclave est une pathologie
Vivre est une pathologie n’est pas une formule
Une pensée radicale
C’est juste très en dessous de la réalité
Grisé d’amour et entouré de cadavres
Quoi qu’il en soit, on voit clairement que ce poème est un refuge. Et de là est rendu possible l’art de divaguer, de rester lucide, ou encore de dénoncer les oukases d’une morale étriquée qui ne va décidément pas aux poètes ! On pense au chien et au loup qui induisent une grande méditation de La Fontaine sur la liberté opposée au confort lénifiant de la vie bourgeoise des conformistes et des béotiens. Cela pousse le lecteur dans son propre retranchement à l’aide de cette prosodie simple mais rythmée que j’ai parcourue lentement, cherchant à renouveler mon émotion, mon point de vue. Est-ce cela que Pontalis nomme sa « clairière » ? Qui sait ?
Didier Ayres
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