Les Vies d’écrivains (1550-1750), Contribution à une archéologie du genre biographique, Élodie Bénard (par Gilles Banderier)
Les Vies d’écrivains (1550-1750), Contribution à une archéologie du genre biographique, Élodie Bénard, Droz, 440 pages, 39 €
Nous avons l’habitude, lorsque nous prenons un livre, de trouver quelque part, au dos du volume ou dans un pli de la couverture, la photographie de l’auteur et quelques lignes de biographie. Ces deux éléments sont si communs que c’est leur absence qui finit par surprendre et par sembler suspecte. Les maisons d’édition doivent aussi veiller à cela et savent bien que rien n’est pire qu’un cliché pris dans ces cabines automatiques, qui donnent au plus paisible des individus l’allure d’un repris de justice.
Cette coutume tenace de la photographie et de la biographie express montre surtout que la leçon de Proust dans son Contre Sainte-Beuve n’a pas été « reçue », à la manière d’une puissante émission radio qui se serait perdue dans l’immensité de l’univers. Or il y a aussi peu de rapport entre la photographie d’un écrivain et son œuvre qu’entre le visage d’un cuisinier et ses plats. « L’histoire d’un auteur est proprement l’histoire de ses ouvrages, comme l’histoire d’un héros est celle de ses actions. La vie privée d’un homme de lettres est quelque chose de bien sec et souvent bien petit : les événements en sont trop peu considérables pour mériter l’attention d’un lecteur », écrivait Jean-Baptiste Rousseau en 1730 (cité p.225). Et il avait raison.
Cette articulation interlope entre la vie d’un écrivain et l’évaluation de son œuvre, leur porosité suspecte, sont des traditions anciennes, à défaut d’être vénérables ou justifiables intellectuellement (importe-t-il de savoir que Kant raffolait de la moutarde ?). En quoi les « révélations » d’un George Painter sur Proust ou de quelques autres à propos de Wittgenstein éclairent-elles la Recherche ou le Tractatus ?
La belle thèse d’Élodie Bénard, publiée en non moins « belle forme de livre » par les éditions Droz, s’attache à examiner « l’archéologie » de ces biographies particulières. Elle montre ainsi comment les vies d’écrivains se sont progressivement détachées de l’hagiographie (un genre proliférant au Moyen Âge), non sans parfois y retourner (comme la biographie de Pascal composée par sa sœur). La notion de biographie « autorisée » ou « officielle » n’avait pas encore cours, mais dans la mesure où l’on évitait de s’appesantir sur les défauts des écrivains, le résultat était à peu près le même (les mentions relatives à l’homosexualité notoire d’un Boisrobert, un des fondateurs de l’Académie française, avaient trouvé place dans les Historiettes de Tallemant des Réaux, qui n’étaient pas destinées à la publication) ; tandis que l’hagiographe (quand ce n’était pas l’intéressé lui-même) insistait parfois, avec une trouble complaisance, sur les turpitudes du futur saint, car elles faisaient partie de son chemin vers Dieu.
Il était rare que ces récits fussent imprimés séparément des œuvres elles-mêmes et cette copule contribua au malentendu dénoncé par Proust, la vie et l’œuvre devenant aussi inséparables que la cause et la conséquence. Genre mineur et mouvant, les vies d’auteurs subirent l’influence d’autres genres en prose comme les mémoires aristocratiques, qui comprenaient des preuves historiques et des pièces destinées à prouver la véracité du témoignage (dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la vie d’Agrippa d’Aubigné, le récit minutieux des exploits guerriers ne laisse guère de place à l’évocation des œuvres littéraires du personnage).
On peut regretter qu’Élodie Bénard ait fixé comme terminus ad quem l’année 1750, se privant ainsi des intéressantes « Vies de Voltaire » et de l’exemple d’un Rousseau, qui s’estima mieux servi par lui-même. Le lecteur pourra, à titre d’exercice intellectuel, examiner les prolongements contemporains de cette tension entre la vie et l’œuvre, par exemple dans la biographie d’un Michel Houellebecq.
Gilles Banderier
Élodie Bénard est agrégée de lettres modernes.
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