Les Trophées & Poésies complètes, José-Maria de Heredia
Les Trophées & Poésies complètes, 285 pages, 7,90 €
Ecrivain(s): José-Maria de Heredia Edition: Points
« Tu vivras toujours jeune, et grâce aux Piérides,
Gallus, jamais ton front ne connaîtra les rides… »
À un poète, J. Maria de Heredia
Un recueil pratique, fait pour la main et la poche, l’œuvre complète d’un poète dont le nom résonne toujours, mais qui, aujourd’hui, n’en fait pas moins partie des grands bustes immobiles que l’on rencontre au débouché des escaliers d’honneur de nos monuments dédiés à la culture, et dont les anciens lycéens que nous sommes se souviennent des vers frappés (qui les frappèrent, précisément, ou les firent reculer par leur rigueur métrique et rythmique, leur perfection prosodique, leur classicisme assumé).
Les plus studieux se souviennent aussi de ce que Heredia fut fort proche et ami de Leconte de Lisle (Poèmes barbares), un « Parnassien » en somme, refusant avec Théophile Gautier, Théodore de Banville et d’autres, les épanchements, voire les langueurs de la poésie romantique (1), comme de celle des « Symbolistes » (2), leurs presque contemporains. On les crut froids et impassibles, fréquentant une seule école, celle de « l’art pour l’art ». Ils furent seulement des poètes accordant aux thèmes, aux mots, au phrasé, aux formulations, à la prosodie une importance majeure qui les conduisit à une esthétique poétique neuve et forcément opposée à celle qui la précédait.
Comment justifier ces lignes ? Il ne s’agit pas de remuer la poussière, ni de se reporter à une quelconque nostalgie, mais seulement de saisir (s’il est possible) et de mesurer ce que cette poésie, que l’on voit volontiers comme figée dans un passé inapprochable (les années 1860 et les suivantes) et qui s’exprime dans une langue presque évanouie, nous dit encore aujourd’hui, ce en quoi elle ne cesse de nous parler et même de nous surprendre.
Mais fâchons-nous d’abord ! Cela fait circuler le sang et met en forme. Nous savons que certaines collections (pas uniquement de poésie) demandent un cadrage strict, des normes à respecter en matière de nombre de pages notamment, surtout si le prix de vente du livre est modique, mais tout de même… Tout de même et re-tout de même, croit-on pouvoir retenir le lecteur d’aujourd’hui, le jeune lecteur singulièrement, celui qui n’étudie pas au lycée Henri IV et ne prépare pas l’École des Chartes,en lui proposant une œuvre certes très proprement imprimée, mais nue comme la main qui mendie : je veux dire un ouvrage que n’accompagne aucune note, aucun lexique concernant des termes rares, mythologiques, historiques, géographiques, ethnologiques et littéraires ? Ainsi, même parmi les esprits cultivés, qui se souviendra que Stymphale est un lac du Péloponnèse et qu’il eut une histoire partagée avec Héraklès et les oiseaux nécrophages ? Le Cocyte ? Le Phlégéthon ? Qu’est-ce encore ? Qui se souviendra qu’Iacchos est un fils de Zeus ? Qui sans hésiter reconnaîtra les Indiens américains Yaquis sous leur nom hérédien : Hiaquis ? Des notes très brèves, en bas de page, n’auraient pas défiguré le recueil. C’est donc sur ce point particulier que le bât blesse, qu’il y a obstacle pratique pour entrer dans une poésie qui, pour n’être pas obscure, n’est pas non plus facile.
Que nous apportent aujourd’hui les poèmes de José-Maria de Heredia ? Beaucoup, je pense, à commencer par leur esthétique certes datée, mais exigeante, gravée dans le marbre d’une langue sûre, hautaine parfois, séduisante et belle en bien des endroits. D’emblée, citons « le » poème Les Conquérants qui, à lui seul, fait la célébrité de Heredia : « Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, / Fatigués de porter leurs misères hautaines… » Cette célébration réellement triomphale des exploits des découvreurs des Indes, rebaptisées Amérique… est un pur mensonge, et c’est en ce surpassement du réel, son idéalisation – le réel ? : une atroce histoire de rapine et de massacres, « rêve héroïque et brutal »… – que réside l’éclat même du poème, le contour des choses se substituant à la réalité, et même la gommant fût-ce en s’en approchant : « Ils allaient conquérir le fabuleux métal / Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines, / Et les vents alizés inclinaient leurs antennes / Aux bords mystérieux du monde occidental ». Beauté maritime précieuse des deux derniers alexandrins ! On voit les caravelles, leurs oriflammes se dirigeant vers les colonnes d’Hercule, l’invention d’une légende… La poésie est donc transmutation, alchimie du verbe, et celle-ci est porteuse de temps et d’espaces. Laissons-nous donc porter par cette autre Symphonie du Nouveau monde avançant sur les vagues atlantiques, que les gravures anciennes, les portulans, montrent peuplées de sirènes et de monstres marins. Ni Léon Bloy – « … Heredia, Sisyphe constipé d’un sonnet unique… » – ni Jules Renard : « De Heredia. Sa poésie du cymbalisme » – esprits pour le moins singuliers, n’appréciaient ce composé de légendes et d’Histoire, n’en souffraient le ton élevé. Sans doute des professeurs les avaient-ils excédés d’admirations sans nuances.
L’Amérique, bien entendu, où dans un nuage glorieux (il le fut, malgré tout) Heredia imaginait ses ancêtres des Antilles, mais aussi les Conquérants venus de Castille, tiennent une place de choix dans ses sonnets tirés au cordeau. Puis une paix douce revient sous de « torrides azurs » : « Et seule, à ton cimier brille, ô Conquistador, Héraldique témoin des splendeurs de ton rêve, / Une Ville d’argent qu’ombrage un palmier d’or ». Avec ce dernier vers, Verlaine est-il si loin ? La ville est Carthagène des Indes, fondée « au pays de la Fable » et au XVIe siècle, par un ancêtre du poète : – ou comment n’être pas dupe tout en ressuscitant la merveille, avec le souvenir familial !
L’Antiquité grecque, légende en soi, est créatrice des légendes de l’Olympe, où s’incarnent dans des dieux à forme très humaine mais néanmoins surhumaine, les vertus et les vices reçus comme appartenant à un ordre-désordre naturels, ce qui se partage et se comprend, par conséquent, méritant ou non l’indulgence, voire le pardon, voire les châtiments de l’Hadès. La Grèce antique fut bonne fille. Elle sacrifia Iphigénie, certes, dont Artémis eut pitié, et toute une armée aux Thermopyles, mais éleva-t-elle tant de bûchers dans ses cités, y tortura-t-elle tant d’hérétiques, et l’impie Socrate n’y eut-il pas le choix de l’heure ? C’est cette mesure, cet équilibre sans cesse recherchés, qui font le charme hellénique, sa vigueur, l’intense vérité d’une civilisation marchant vers la conquête de la raison et du sens des choses, s’extrayant à dure peine des folles cruautés que l’on prête aux anciens âges. Ainsi Hercule va vaincre cette naturelle cruauté du lion de Némée « entra(nt) dans la forêt / En suivant sur le sol la formidable empreinte… » Et Nessus, lors de la mésaventure de la tunique, n’exprime-t-il pas, dans un autre registre, cette double appartenance humaine ? : « Car un Dieu, maudit soit le nom dont il se nomme ! / A mêlé dans le sang enfiévré de mes reins / Au rut de l’étalon l’amour qui dompte l’homme ». De l’univers des centaures à la naissance d’Aphrodite dans le Chaos primordial et sous « la virile rosée » (3), avec Jason et Médée, avec l’Artémis double et le cortège des mythes, c’est tout un « cinéma » olympien que fait vivre Heredia, une machine magique et kaléidoscopique qui transcende les visions archéologiques, historiques, professorales et savantes… Artémis, merveille de la Chasseresse belle autant qu’impitoyable : « …Bondissant au milieu des molosses, superbe, / Dans les clameurs de mort, le sang et les abois, // Faisant voler les traits de la corde tendue, / Les cheveux dénoués, haletante, éperdue, l’invincible, Artémis épouvante le bois ».
Pan, les nymphes, Adonis, avec la rumeur folle de la bacchanale (4), poursuivent une sarabande où l’énergie primitive est captée à ses sources mêmes : « Mais le Dieu, s’enivrant à ces jeux inouïs, / Par le thyrse et les cris les exaspère et mêle / Au mâle rugissant la hurlante femelle ». Nous ouvrons, grâce à Heredia, un livre d’images anciennes, mais extraordinairement vivant, remuant. Tout n’est pas que marbres, colonnes cannelées et temples à frontons historiés. Ne sont pas délaissées les campagnes (Le chevrier, qui « au clair de lune… fait danser les chèvres »), la nuit silencieuse, la mer naufrageuse, l’esclave dans l’exil pleurant le souvenir de l’aimée, la « jeune morte » : « Mes yeux se sont fermés à la lumière heureuse, / Et maintenant j’habite, hélas ! et pour jamais, / L’inexorable Érèbe et la nuit ténébreuse ». Cela n’a-t-il pas à voir avec tous les lieux, tous les temps, toutes les complaintes des hommes ?
Rome et les barbares. Chapitre suivant. On éprouve un plaisir familier à cette chronologie héritée de notre classe de 6e. Retenons que les barbares n’inquiètent qu’à peine Heredia. Il est séduit davantage par les Jardins des sept collines et leur gardien, Priape ! – Virgile le fatigua peut-être (l’école ! l’école !), il lui donne du clinquant : « La moitié de mon âme est dans la nef fragile / Qui, sur la mer sacrée où chantait Arion, / Vers la terre des Dieux porte le grand Virgile ». Priape, en revanche, « Hortorum Deus », gardien des « courtils », nous est présenté dans tous ses états… Un brin humilié : « À présent, vils gardiens de fruits et de salades, / Contre les maraudeurs je défends cet enclos… ». Une autre fois encensé : « Le maître de ce clos m’honore. J’en suis digne. / Jamais grive ou larron ne marauda sa vigne… » Quant au dieu fêté pour ses pouvoirs proprement priapiques, le poète n’oublie pas que ses contemporains du milieu du siècle ne lui pardonneraient pas un tel écart, il nous laisse, nous et nos dames, dans une pénible attente… Retenons que des jardins de Rome on entend « le piétinement sourd des légions en marche », que les sonnets romains sont accompagnés de ceux de la Renaissance, de l’Orient et des Tropiques, de la Bretagne et de l’océan… Ainsi, cette saisissante vision hivernale : « L’hiver a défleuri la lande et le courtil. / Tout est mort. Sur la roche uniformément grise / Où la lame sans fin de l’Atlantique brise, / Le pétale fané pend au dernier pistil ». On applaudirait Hugo pour un tel quatrain. Poésie puissamment descriptive. Impression directe, non hyperbolique. Et si « les branches » du soleil couchant se couvrent d’or, bien qu’un peu « plaqué », cet or est tout pareil à celui que nous avons vu, clignant des yeux, sur les plages, dans les jardins de la fin de l’été, dorant un instant la branche d’un pommier ou d’un prunier.
Cette poésie nous apporte le plaisir de visions d’un autrefois, certes, mais rapproché de notre imaginaire, revivifié par la célébration, la musique des mots et des cadences dont elle l’enveloppe, les scintillements de ses pierres précieuses, vraies ou fausses. C’est, on peut l’imaginer, toujours avec bonheur que l’on tourne les pages enluminées du temps et que l’on plonge les mains dans des coffres regorgeants de bijoux.
Michel Host
(1) Celle qu’Isidore Ducasse, dans ses « Poésies », qualifiait de « poésie moite des langueurs, pareille à de la pourriture »
(2) Souvent définis comme « décadents » ou mineurs (Samain, Laforgue, Moréas…) et auxquels on adjoint parfois, et à tort il me semble, selon l’humeur des classificateurs, les Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé… et, par une étrange erreur de vision, jusqu’à Lautréamont
(3) Le sang d’Ouranos, châtré par son fils Cronos
(4) Les bacchanales étaient l’occasion de cruautés et d’excès inouïs que les historiens passent généralement sous silence
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