Les travaux et les jours 10 (extraits) (par Ivanne Rialland)
La mère
Alors que la banlieue lui semblait un lieu de changements perpétuels où, comme dans un film en accéléré, les grues ne cessaient jamais d’arracher à des tas de décombres des résidences flambant neuves aux noms de villes romaines, Paris, au fil de ses promenades du week-end, lui paraissait inchangé depuis ses années d’étudiante, et elle retrouvait chaque fois la même lumière du ciel près de la Seine, la même rumeur, les mêmes odeurs d’essence et de platanes. Seule la situait dans le temps la prolifération aux terrasses des cafés de ces petits tubes de plastique soufflant comme une haleine une incolore vapeur blanche, qui faisaient de ces modernes fumeurs de très discrets joueurs de pipeau.
La fille
Dans l’obscurité euphorique de la fête, dans la musique si forte qu’elle fait comme un bruit blanc, une pression des mains sur sa taille lui révèle un désir dont elle s’étonne et s’effarouche. Pourtant, flattée, curieuse, trop polie peut-être ou trop honteuse de sa réserve, elle laisse au rythme d’un slow pesant s’approcher une bouche mal connue à la moustache naissante dont l’haleine chaude finit par se poser sur ses lèvres. Le garçon avance brutalement sa langue et ils mélangent tout ça avec plus de théorie que de pratique jusqu’à ce que la fin du morceau les renvoie l’un et l’autre à leurs amis qui les accablent de félicitations moqueuses.
Eux
Au terme d’une erratique promenade dominicale dans la proche banlieue parisienne, grimpant sur le toit terrassé d’un centre commercial à la confluence de deux villes populeuses et encombrées de voitures, ils dévalent bientôt la forte pente d’une pelouse pour arriver à un parc à la verdure intense et lumineuse, au calme surnaturel dans cette enclave d’immeubles. En face, une résidence aux vastes terrasses croulant sous les fleurs, comme soudain plongés, tant les couleurs sont vibrantes et les lignes nettes, dans le décor publicitaire et féerique masquant les coffrages et les ferraillages des immeubles en devenir, au point de susciter chez eux, au moment même où l’émerveillement les fige, l’envie un peu perverse d’aussitôt aller voir derrière.
Et au bout d’une allée dans laquelle ils s’engouffrent comme en s’enfuyant, ils trouvent une rue rectiligne et moderne, bien proprement alignée entre deux immeubles de bureaux tout scintillant de vitres, qui les rejettent bientôt dans le fracas des carrefours, d’un coup envahis par les voitures des retours de week-end.
La fille
Elle l’attend à la sortie des cours, s’étonnant de sa répugnance. Il fait beau, plutôt froid, c’est un début d’automne. Il arrive et lui propose d’aller dans un parc, non loin de là, rendez-vous habituel des amours adolescentes. Ils marchent en se frôlant, avec des mots rares, embarrassés. Ils s’installent sur un banc, à califourchon, face à face. Elle sent le bois un peu mouillé à travers son pantalon. Lui, la regarde avec insistance, puis approche sa bouche dont elle fixe, sur la lèvre supérieure, les poils noirs, dispersés, fins comme des cheveux. Leurs langues tournent comme des poissons dans un bocal. Elle aimerait récupérer la sienne, essuyer sa bouche et s’en aller, mais comme elle ne sait pas comment faire, ni les gestes, ni les mots, elle reste là, les pieds dans les feuilles, et le baiser dure, interminablement.
Il rompt le lendemain. Elle en éprouve un intense soulagement que ne ternissent même pas les railleries qu’on lui rapporte sur sa maladresse oro-linguale.
Ivanne Rialland
- Vu : 1996