Les Soliloques du Pauvre et autres poèmes, Jehan-Rictus
Les Soliloques du Pauvre et autres poèmes, 224 pages, 5 €
Ecrivain(s): Jehan-Rictus Edition: Au Diable Vauvert
La poésie a souvent chez nous, en France, un statut très élitiste. Il y a une sorte de prestige accordé à la poésie, une mythique (voire une mystique) du poète qui plane au-dessus de la langue et du commun des mortels, une révérence qui relève presque du sacré. Pour seuls compagnons dans les hautes sphères de la littérature et de l’esprit, le poète n’a que d’autres poètes… et les quelques « privilégiés » qui le lisent et peuvent réciter ses poèmes, aussi abscons furent-ils. L’école a beau y faire, la poésie, les poèmes et les poètes, hormis de rarissime exception, c’est pas pour tout le monde. Qu’il y ait ailleurs des festivals de poésie qui attirent des milliers de spectateurs, des concours de poésie qui s’affichent aux heures de grandes écoutes sur les écrans, on peut le savoir sans vraiment y croire. Mais peut-être n’est-ce qu’une question de forme… Il se pourrait bien que chez nous la poésie se soit réfugiée dans le monde de la chanson… S’il y a une poésie rare et maltraitée par l’édition (la faute aux lecteurs, paraît-il), il y a aussi la poésie « populaire ». Une tradition qui s’incarne aujourd’hui dans le slam, dans le soin du texte de certains auteurs de rap. Eux-mêmes héritiers des Brassens, Ferré, Brel, Gainsbourg… et au-delà de ceux qu’on appelait parfois « chansonniers ».
Parmi ces auteurs il y avait, par exemple, Jehan Rictus (1867-1933) ou Gaston Couté (1880-1911). Le second, un chanteur discret, Gérard Pierron, nous avait fait (re)découvrir il y a quelques années, remettant en musique les poèmes de La Chanson d’un gars qu’a mal tourné. Le premier est sans doute encore moins connu – même si quelques célébrités lui ont prêté leurs voix, tels Maurice Chevalier, Pierre Brasseur, Ricet Barrierou Mouloudji– et c’est les éditions Au Diable Vauvert qui nous permettent de le découvrir à nouveau. Si Gaston Couté était imprégné de sa campagne beauceronne, c’est le peuple de Paris qui habite la poésie de Jehan Rictus.
De son vrai nom Gabriel Randon, Jehan-Rictus (1) a débuté sa vie dans une famille qui ne l’aimait pas, du côté de Boulogne. Un père absent, une mère malade (voir ci-après un extrait de son journal). A 16 ans, il arrive à Paris où l’attendent précarité et misère qui l’accompagneront pendant une dizaine d’années. C’est cette expérience, ce « vécu », comme on dit, qui va alimenter les soliloques du pauvre qu’il publie en 1897. Maniant à plaisir la langue de la rue et portant son argot dans ce premier livre édité à son compte (rapidement repris par le Mercure de France), Jehan-Rictus y dit la vie de ceux qui n’ont rien et la peur qu’ils suscitent chez les bourgeois. Des bourgeois qui ne sont peut-être pas toujours si bourgeois que ça, mais qui ont au moins de quoi. De quoi vivre sans avoir faim. De quoi avoir chaud. De quoi avoir peur, surtout (mais cela n’est guère nouveau, même à la fin du XIXe siècle) de ceux qui n’ont rien.
Quand j’ pass’ triste et noir, gn’a d’ quoi rire.
Faut voir rentrer les boutiquiers
Les yeux durs, la gueule en tir’lire,
Dans leurs comptoirs comm’ des banquiers.
J’ les r’luque : et c’est irrésistible,
Y s’ caval’nt, y z’ont peur de moi.
Peur que j’ leur chopp’ leurs comestibles,
Peur pour leurs femm’s, pour je n’ sais quoi.
Leur conscienc’ leur dit : « Tu t’ soign’s les tripes,
« Tu t’ les bourr’s à t’en étouffer.
« Ben, n’en v’là un qu’a pas bouffé ! »
Alors, dame ! euss y m’ prenn’nt en grippe !
Cette haine du bourgeois, qui n’est pas que littéraire, il la partage avec un Léon Bloy dont la plume acerbe le touche profondément (2). Pour dire la rue et la misère, l’écrivain puise dans ce qu’il appelle son riche fumier d’idées et d’images, [sa] floraison touffue de trouvailles qui demandent à être sévèrement et implacablement élaguées (Dans son journal le 16.10.1899). On pourra peut-être trouver que cela relève du pittoresque « parigot » pour nostalgiques d’Aristide Bruant (que Jehan-Rictus appréciait) et de Marc Ogeret (pour ceuss’ qui n’ connaissent point, découvrez). On pourra aussi être sensible à la violence contenue, à la révolte qui parcourt ces pages et s’inquiéter ou se scandaliser que tout cela semble parler de choses qui sont encore trop, bien trop d’actualité. Même si la révolte grommelle – grommelle et gronde – en ces pages, depuis le temps les pauvres sont toujours là, même s’ils ont parfois changé de langue. Toujours on les évite ou les repousse.
J’ vas vous en foutr’, moi, des romances,
Du vague à l’âme et des primeurs,
Tout l’ monde est pas heureux en France,
Gn’en a qui sont d’ mauvaise humeur.
Avant d’ sombrer au coin d’eun’ rue,
(Mézique, un quasi bachelier !!!)
L’ bonheur partout et, la nuit v’nue,
Sûr que j’vas m’ mettr’ à aboyer…
On pourrait dire que les pauvres sont de ceux qu’on envoie facilement au diable… Alors les voilà Au Diable Vauvert qui a la bonne idée de réimprimer régulièrement ces soliloques dans un format qui nous permet de les avoir à tout moment en poche pour les lires ou relire, les dires à l’impromptu, les partager, permettant à la poésie de retrouver la vie qu’elle ne devrait jamais quitter. Avec cette judicieuse et maline édition, il se pourrait bien, comme chantait Ferré, que l’on se mette à « poétiser le prolétaire ». Des textes que l’on peut toujours avoir sur soi. Des textes à dire, à partager ou à offrir à ceux que l’on croise, ou à jeter à la figure des « bourgeois » repus et passionnément indifférents. La poésie, ne nous y trompons pas, est aussi une arme pour les luttes, surtout celles qui libèrent, quant bien même elle n’est pas « faite » pour être « utilisée » ou instrumentalisée.
Jehan-Rictus parle de sa mère au début de son journal (page datée du 22 septembre 1898)
Je ne puis me rappeler sans frémir cette femme qui était aux termes d’un médecin aliéniste qui l’observa longtemps (atteinte d’hystérie accentuée avec tendance à grossir les choses – mais néanmoins assez consciente de ses actes pour être considérée comme responsable). Or mon enfance passée avec cette créature c’est un peu comme si une folle de la Salpêtrière avait eu une enfant et qu’on le lui ait laissé. A l’heure où j’écris je ne sais encore si elle est morte ou vivante car la dernière fois que je la vis, il y a six ans, elle me parut définitivement aliénée et proche de l’arrestation. Je dois dire que j’avais filé à 16 ans de crainte qu’elle me tuât, car elle me rendait la vie impossible et m’accablait de coups et d’injures effroyables. Huit ans plus tard à 25 ans, je la revis un quart d’heure et m’enfuis épouvanté, car elle se jeta sur moi avec un couteau de cuisine et chercha tout bêtement à me larder. Un tel accueil ne m’engagea plus à m’inquiéter de son sort et encore une fois j’ignore ce qu’elle est devenue, si elle vit toujours ou si elle est morte enfermée.
Marc Ossorguine
(1) Qui ajoutera le trait d'union sur le tard.
(2) Le premier volume du journal de Léon Bloy, Le Mendiant ingrat, l'amènera à tenir son propre journal de 1898 à sa mort. Très partiellement publié, celui-ci est accessible sur le site Gallica de la BNF (http://gallica.bnf.fr).
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