Les Singuliers, Anne Percin
Les Singuliers, août 2014, 392 pages, 22 €
Ecrivain(s): Anne Percin Edition: La Brune (Le Rouergue)Singulier et singulièrement prenant, ce livre, hors des modes, ailleurs. Un voyage.
Échange de lettres, un peu à la manière du XVIIIème siècle finissant, entre quelques personnages, fictifs, probablement, quoique !! vivant fin XIXè dans le milieu de l’art entre Paris et Bruxelles. Des peintres ; les plus grands, mais période « galère et traîne-la-faim ». Simple et remarquablement opérationnelle, l’architecture d’Anne Percin qui confesse en aparté un amour immense pour ces Van Gogh et ces Gauguin…
Sujet qui n’habite certes pas tous les ouvrages de cette rentrée littéraire, et, qui, rien que par lui même, vaudrait la lecture. Mais, il y a tellement plus : vous entrez dans les œuvres, leur genèse, non par la banalité de salles de musée, mais par les jours « vache enragée » et doutes à toutes les sauces, de ces génies ; vous palpez leur quotidien, leur hargne ou leur lâcheté ; on pourrait dire, leur banalité ; on les entendrait presque respirer, tousser, là, devant leurs toiles roulées. Du temps que personne ne les regardait ou, plutôt, les regardait de travers. Tout Gauguin, tout Van Gogh ; tout ce qu’on voit et connaît d’eux ; leurs couleurs, leurs factures, presque l’odeur de la peinture. Vous êtes pour autant, ailleurs que devant la toile ; derrière, peut-être, dans la tête du bonhomme, dans son intime vécu psychique dirait notre psy. Une espèce de quatrième dimension impressionnante. Un musée unique que celui de Percin…
Hugo ; le héros, celui par qui on voit les autres, les vrais… est en délicatesse avec la riche bourgeoisie belge (par là, une structure des artistes de l’époque), voulant peindre, pas sûr d’être à la hauteur, se rabattant sur les débuts de la photographie – clichés des familles, et des morts qu’il faut rendre comme vivants sur le dernier lit ! A planté son chevalet dans une Bretagne version pinceaux – vents, tempêtes, vagues et menhirs ; bretonnantes en coiffes – où il vit auprès de ses camarades de jours maigres, qui deviendront beaucoup plus tard « l’école de Pont Aven ». Il y a – la tête nous en tourne – Gauguin, en pétard avec Van Gogh attendu, qui restera en Arles, des Nabis, des Impressionnistes ou pas loin, Sérusier, Emile Bernard ; des lettres arrivent, de Toulouse-Lautrec ou de Seurat. Signac fait signe ! Quelle expo ! Hugo – toutes les douleurs, les espérances, et les échecs des peintres sont en lui – écrit à une cousine – trop-aimée – de ces femmes artistes qui n’ont pas froid aux yeux, « Hazel-ma-petite-noisette », plus qu’attachante, et à un ami d’enfance, Tobias, doué, terriblement malade ; personnage particulièrement fort. Un avatar de Van Gogh ? Tous, toujours, en recherche de trois sous pour manger ou acheter le matériel ; passant par des déprimes ou des enthousiasmes ; des soirées entières à refaire le monde de la peinture… La bohème propre aux artistes défile – aussi précise, mieux qu’un documentaire. Il faut les voir, dans des pénates bas de gamme (« du fromage et des fruits ») mais si chaleureuses d’une auberge, dans laquelle la grand-salle a été « retapée » pas par n’importe qui ! « les panneaux de la porte peints par Gauguin, la porte du passe plat en nature morte, les grandes paysannes de Sérusier en fresque murale… les vitraux ».
Il faut les entendre nous ouvrir le monde « bien pensant » de la peinture et des salons, où, jamais, aucune toile de Gauguin ne fut à ce moment admise… On essaye de temps à autre des « salons off » en quelque sorte : « il faut encadrer ses toiles et être recommandé par Ensor auprès de Signac ; pas de jury aux Indépendants, pas de prix à gagner non plus ; seulement un moyen d’exposer en compagnie de ses pairs dans l’affirmation d’un style nouveau »… Les toiles des copains de galère circulent ; un Gauguin roulé pour celui-là ; qu’en faire ? Le vendre, si l’on peut ! De belles et instructives pages sur le « prix » dérisoire de ce qui deviendra la fierté des musées. Le grand Paul est alors un compagnon difficile, coureur de jupons, écrivant à femme et enfants, abandonnés, ailleurs ; brutal et critique pour les « collègues », à mi-chemin entre sombre gueulard et visionnaire inspiré. Dur de faire sa place, pour ces gens pas dans l’axe, entre un Cabanel académique et la vogue des Impressionnistes… Sa brouille avec Van Gogh domine le livre, en résonance dans les propos des autres – les faux, les réels. Jusqu’à la mort de Vincent ; un trou noir au milieu de ces pages colorées.
Hugo écope l’émotion de tous ces « à part », d’un coup de pinceau placé juste où il faut : « sa rencontre (Van Gogh) n’a pas fait de moi un autre homme, pas plus que celle de Gauguin, la deuxième plus grande confrontation de ma vie. Je ne suis pas meilleur non plus. Je suis juste, de plus en plus, de mieux en mieux, singulier. Et, singulier, cela veut dire seul, aussi… », une façon de grandir, et de nous faire grandir. A lire, et, évidemment, ensuite, se ruer sur le musée, pour en ressortir encore plus riche.
Martine L Petauton
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