Les Saisons et les jours, Caroline Miller (par Didier Smal)
Les Saisons et les jours, Caroline Miller, mars 2022, trad. de l’anglais (USA) Michèle Valencia, 437 pages, 14 €
Edition: BelfondParu un an avant Autant en emporte le vent, Les Saisons et les jours (1933) avait une réputation à tout le moins flatteuse, mais souffrait d’une singulière absence en librairie : un roman dont on entendait parler bien plus qu’on ne le lisait, malgré son succès colossal aux Etats-Unis durant plus de trente ans – puis un oubli lié probablement à l’arbre qui cachait la forêt : Autant en emporte le vent. L’ironie de la chose est que Margaret Mitchell fut découverte suite au succès du roman de Caroline Miller, qui reçut en 1934 le Prix Pulitzer : le roman du Sud des Etats-Unis, ce Sud perdant de la guerre de Sécession, c’est elle qui l’a inventé (ou presque), elle qui naquit en Géorgie et mourut en Caroline du Nord.
Ces lieux se retrouvent dans Les Saisons et les jours, mais inversés : la famille de Cean Carver est partie de Caroline pour arriver en Géorgie avant sa naissance, et sa mère qui « était née dans les collines rouges […] ne s’habituait pas aux bancs de sable, aux plaines boisées, immenses et solitaires, chichement ombragées par des pins aux longues aiguilles, qui soupiraient sans cesse, gémissaient par temps orageux et que les forts vents d’automne déracinaient et laissaient se dessécher au fil des saisons ».
C’est un décor rude que celui choisi par Caroline Miller pour montrer une vie, celle d’une paysanne, de son mariage avec Lonzo, vers 1820, au retour de son second mari, Dermid, de la guerre de Sécession, retrouvailles évoquées avec une pudeur parfaite par Miller : « Cean et Dermid parlèrent tard dans la nuit car il y avait un millier de questions qui attendaient des réponses ; et il fallait aussi respecter les silences, car parfois, les mots sont impuissants, et les silences d’un amoureux ou d’un éploré sont plus éloquents ».
Entre ces moments, c’est une vie qui s’est écoulée, dans un Sud pauvre où la vie ne fait aucun cadeau, où la crainte de Dieu, mais surtout l’amour de l’Autre, lié à celui de Dieu, est un moteur pour vivre avec dignité. Caroline Miller avait choisi comme titre en anglais, Lamb in His bosom (littéralement, « L’agneau dans Son sein ») des mots extraits d’un verset de la Bible : « Tel un berger qui fait paître son troupeau, Il recueillera dans son bras les agneaux et les portera dans Son sein ». C’est toute la confiance que porte la famille de Cean en Dieu, malgré une vie marquée par les malheurs (la mort d’un enfant n’est pas rare, une variation climatique peut amener la faim) qui est exprimée dans ces quelques mots ; dans cette famille, une bible est toujours à portée de la main, et l’on inscrit dedans les dates essentielles pour chacun, sa venue au monde et son départ de ce monde.
Caroline Miller aurait aussi pu choisir un des huit premiers versets du chapitre 3 de l’Ecclésiaste, le premier étant : « Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux » – versets popularisés en anglais par Pete Seeger avec la chanson Turn ! Turn ! Turn ! Car c’est le sentiment qui ressort de la lecture de ce roman : Cean et ses proches connaissent l’alternance des joies et des souffrances, des plaisirs et des peines, et tout semble s’équilibrer – probablement parce que la joie n’est pas recherchée, ce serait un péché, et que la peine est acceptée sans être considérée comme un frein à la Vie, qui sans cesse revient à la charge, malgré des conditions dures.
C’est ce qui ressort le plus de ce roman intense, écrit d’une plume vive et sans nul pathos : la Vie l’emporte dans ce Sud des Etats-Unis pauvre mais riche de son savoir-faire et de son savoir-vivre, où l’on façonne les objets du quotidien et l’on va une fois par an jusqu’à « la Côte » pour y échanger le fruit de son labeur contre quelques pièces d’or ou des objets manufacturés. Et d’où l’on peut revenir, comme Lias l’inconstant insatisfait (qui partira finalement en Californie, à la poursuite du rêve doré), avec une femme, Margot, que purifie cette vie austère. Pour autant, Les Saisons et les jours n’est ni une élégie, ni une célébration d’un quelconque bon vieux temps : c’est le roman d’êtres insignifiants au regard de l’Histoire, sur lesquels celle-ci n’a d’ailleurs pas prise ou si peu, ou de si loin, mais qui gagnent toute leur signification par le seul fait de leur existence, par leur seule dignité à vivre malgré tout, en constatant qu’une région sauvage et isolée devient en quelques décennies un lieu habité, avec des voisins, et en acceptant tout comme une forme de grâce divine – malgré la cruauté occasionnelle et contradictoire dont elle fait parfois preuve (Turn ! Turn ! Turn !).
Mais au-delà d’un rapport au divin, qui n’est peut-être que le garant de la civilisation face à une nature hostile et imprévisible, et souvent crainte, ce qui frappe le plus est la façon dont Miller, avec élégance et discrétion, souligne sans cesse à quel point la vie dans cette Géorgie inhospitalière n’est rendue possible que par le rapport à l’Autre, par l’amour sous toutes ses formes. C’est Cean avec ses enfants et ses maris, c’est Margot acceptant une enfant qui n’est pas d’elle ; c’est aussi toute une communauté qui se réunit pour rebâtir une maison incendiée. Et tout cela est naturel, en tout cas montré comme tel par une autrice qui a trouvé un juste équilibre pour dire une vie et les valeurs qui la portent sans jamais sombrer dans le tragique ou une forme quelconque de moralisme.
Tout cela fait de ce roman une histoire humaine, à hauteur d’homme (et de femme), dont le cadre est certes la Géorgie du milieu du dix-neuvième siècle mais dont le sens est apatride et intemporel.
Didier Smal
Caroline Miller (1903-1992) était une romancière américaine, dont l’œuvre, constituée de deux romans publiés, a été redécouverte après sa mort et lui a valu d’entrer dans le Georgia Writers Hall of Fame.
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