Les rues dans l’aurore, André Dhôtel (par Delphine Crahay)
Les rues dans l’aurore, André Dhôtel, éditions Sous le Sceau du Tabellion, octobre 2020, 432 pages, 19 euros
Les rues dans l’aurore, quatrième roman d’André Dhôtel, est un de ceux qu’il préférait. Publié en 1945, il n’avait pas encore été réédité : grâce aux éditions Sous le Sceau du Tabellion, c’est chose faite.
Georges Leban est un menteur : rien n’est plus vrai – rien n’est plus inexact. Comme souvent dans les romans d’André Dhôtel, il y a un hiatus entre le jugement de la société, univoque et sans appel, et la paradoxale complexité des personnages, qui manifeste, plus encore qu’une opposition, une différence foncière et irréductible entre deux visions de l’existence aussi bien que de l’être humain.
De cette discordance résulte, comme dans d’autres œuvres – par exemple Un jour viendra, l’histoire d’un jeune homme kleptomane comme Leban est menteur – une ostracisation progressive quoique non définitive et fluctuante, dont le mécanisme et le moteur – le pouvoir subversif de cette lubie mensongère et la menace qu’elle représente pour la réputation et les affaires des notables locaux – apparaissent clairement, l’un comme une machine que l’on n’arrête pas une fois lancée, l’autre comme une espèce de fatalité.
D’autres thèmes sociaux sont développés dans ce roman, notamment des intrigues financières et immobilières fomentées par ces notables pour s’approprier les quartiers populaires – le Siourd – et les assainir – c’est-à-dire les réduire à l’ordre, à la mesure, à la raison. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur leurs prémices et elles se ramifient, tortueuses, tout au long de l’histoire, révélant peu à peu la complexité et l’ambivalence de personnages qui pouvaient paraître, de prime abord, sinon caricaturaux, du moins assez conformes aux préjugés et clichés peu flatteurs associés aux notables de province. Il faut mentionner aussi une opposition entre le bourg de Verziers et le Siourd, parce qu’elle témoigne de l’esprit de l’auteur. Dans ce faubourg peuplé de bicoques bancales et chéries par leurs habitants, les mœurs sont régies par d’autres règles que celles qui ont cours dans la bonne société. Ces gens, d’une autre espèce que ceux de Verziers – une espèce que Dhôtel, on le sent, affectionne – se signalent par une sauvagerie foncière, une indifférence matoise et insolente aux lois, une insouciance farouche et joyeuse, hors de propos et de proportion, et une passion pour les combinaisons de tous ordres, pourvu qu’elles soient hasardeuses et irrégulières.
Ces thèmes inscrivent Les rues dans l’aurore dans une époque et un milieu, de façon plus évidente et marquée que dans d’autres romans de Dhôtel, où le contexte social n’est qu’une toile de fond estompée : l’histoire de Georges Leban commence avant 14-18 et se poursuit pendant l’entre-deux guerres, période de spéculations, de dommages de guerre, de conflits sociaux. Ils n’en font pas pour autant un roman social : il ne semble pas, malgré la prégnance de ces motifs, que les enjeux du roman se situent à ce niveau-là : ils sont à la fois en-deçà et au-delà. Il ne s’agit pas pour Dhôtel de dénoncer ou d’analyser, ni même de commenter : il nous épargne aussi bien la pédagogie et la sociologie que l’engagement et le militantisme – il nous épargne même la guerre, d’ailleurs, par une ellipse qui la renvoie au rang de parenthèse dont il n’y a rien à dire – et peut-être n’y a-t-il, dans l’univers dhôtellien, pas grand-chose à dire d’une chose comme la guerre.
Non : l’art de Dhôtel est romanesque. Il s’agit de raconter et de montrer. Ce qu’il conte, ce sont certes ces intrigues, ces tensions, ces mécanismes, mais pas en tant que phénomènes sociaux à comprendre : en tant qu’histoires, échafaudages plus ou moins branlants, écheveaux à dévider ou nœuds à défaire ; en tant qu’ils disent quelque chose de l’existence humaine.
En outre, Les rues dans l’aurore ne se borne pas à ces affaires – et c’est heureux : à elles seules, ces intrigues m’auraient lassée, et il faut avouer que le roman m’a paru d’abord un peu plat et poussif. Heureux et fatal : on n’entre pas sans s’obstiner un peu dans Dhôtel, et comme c’est Dhôtel, il y avait aussi ce petit garçon singulier et impudent, qui a la manie de mentir – et de si beaux yeux que sa mère ne peut le punir sérieusement. Il semble à la fois paré d’une grâce irrésistible et d’une tare incurable. Il y a Louis Grovey, titi du Siourd, grand esbroufeur et gaillard équivoque, et l’amitié indéfectible quoique cahotée qui se tisse entre ces deux gamins entêtés et vagabonds. Il y a les oscillations entre leur goût du désordre et des lisières de la marginalité, leur répugnance à s’installer dans les chemins usités et autorisés, et leur quête de respectabilité, que ce qu’ils ont dans l’âme et le corps rend assez vaine – il y a comme une impossibilité, pour eux, à rester longtemps dans le rang. Il y a des jeunes filles intraitables, capricieuses ou merveilleuses – ou les deux ; des amours éternelles et changeantes à la fois ; des dilections et des haines passionnées, insensées et irrévocables ; des images et des éclats qui se fichent sans retour dans l’œil et le cœur ; des entreprises absurdes et avortées ; des secrets qui s’élucident peu à peu ; des toquades aux conséquences inespérées ; et toujours l’inattendu, l’imprévu, qui arrive ou non, mais semble toujours sur le point de surgir – et cette imminence suffit. Du romanesque, écrivais-je, et un pays qu’il me paraît impossible de quitter une fois qu’on le connaît – son seul défaut étant de n’être pas de ce monde.
Mais dhôtellien, le romanesque : tout est raconté avec force détails et détours, sans souci de sobriété ou d’efficacité. Maille après maille, Dhôtel tricote, avec des aiguilles torses et lentes qui dilatent le temps – ou l’évacuent d’une ellipse – une écharpe qui pourrait bien ne jamais finir – et c’est cela aussi qui nous happe et nous tient dans ce roman : un geste de rhapsode, qui fascine. Cette lenteur errabunde et foisonnante exige du lecteur qu’il adopte une allure qui n’est plus familière aux hommes pressés de ce siècle, et invite, au-delà de la lecture, à habiter le temps et la vie d’une autre façon : une façon qui « n’empêche pas de travailler, de rire, de patiner sur les mares gelées, de mépriser l’avenir, de connaître d’indépendantes sensualités », qui sache que « tout ce qui va de travers vous emporte aussi dans la beauté de l’inconnu » et qu’« il n’y a dans le monde que des choses gâchées au milieu d’une magnificence impossible à saisir ».
Delphine Crahay
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