Les romans de Philippe Sollers : une littérature en situation
À l’occasion de la parution de Trésor d’amour (Gallimard, 2011, 17 euros 90, 213 pages).
Ecrivain(s): Philippe SollersLire un livre de Sollers, c’est toujours faire l’expérience d’une écoute intense, qui soit intérieure, mais tendue comme un fil à se rompre, face à une écriture qui, dans la façon qu’a l’auteur de ciseler son souffle, par le choix notamment de l’emplacement des virgules, est une musique sans cesse gratuite (puisque tout est gratuit, tout ce qui est important et vivant, pour reprendre la pensée chère aux surréalistes et en premier lieu à Breton dont Sollers se sentira très proche très jeune). Sans cesse gratuite et imprévisible. Un exemple ? « Elle est pour toi à l'instant, remerciement calme ». Un autre ? Mais oui. « Jamais assez de temps encore, encore ».
Cette écriture cherche, dans ce livre-ci, plus que jamais, à prendre à bras le corps trois entités très chères à l’auteur : Venise, la littérature (en l’occurrence Stendhal) et l’amour.
L’on a beaucoup écrit sur Sollers, sur la façon dont il peut, dit-on, se dévoyer, face aux media, de par sa présence qui se dissémine partout, à la façon d’un feu d’artifice, sans choix de ce qui l’accueille, dévoiement eu égard à l’extrême travail qui sous-tend chacun de ses ouvrages. Le sérieux du travail impliquerait toujours le sérieux, presque monacal, de l’attitude. Mais c’est oublier l’essentiel : Sollers, quand il paraît à la télé, se place dans la même posture que celle qui consiste à être publié. Il apparaît, en corps ou en livres, pour vérifier strictement, à chaque fois, à quel point il n’est pas vu, pas écouté, à quel point il n’est pas lu. Ce n’est pas parce qu’il vend des milliers d’exemplaires qu’il est lu, répète souvent Sollers. Tout juste peut-il avoir, comme Lautréamont, quelques lecteurs. Une dizaine, ce serait déjà prodigieux. Telle est la pensée sollersienne, constante tout au long du temps, d’une seule même belle cohérence en liens avec la vie, sur la nécessité qu’il y a à publier pour continuer de vérifier à quel point l’on n’est pas lu.
Ne pas être lu, ne pas être compris, ne pas être entendu ne doit pas pousser au retrait, pense Sollers, bien au contraire. Il faut investir la place forte des media comme la place forte des éditeurs (ce n’est pas pour rien si déjà du temps de l’entreprise si fructueuse de Tel Quel, Gallimard était l’éditeur que l’équipe éditoriale sinon courtisait du moins avait en vue, à terme) afin de se tenir là où tout se passe, dans le vif, afin de vérifier à chaque instant combien il ne se passe rien justement, à quel point plus personne ne sait lire (car comment vérifier que l’on n’est pas lu autrement qu’en se tenant là où la lecture est la plus vivace, la plus apparemment universelle ?). Et à quel point plus personne ne sait écrire, pense Sollers, puisque lire et écrire sont la même chose (voilà pourquoi il faut faire en sorte que la vie soit en accord avec sa pensée rendue vive par ses écrits, ce que l’auteur de Femmes s’est toujours attaché à mener à bien). Et ne sait vivre, puisque vivre, écrire, et lire sont, inéluctablement, la même chose, ne cesse de répéter Sollers, que ce soit dans ses entretiens, ses articles, ses essais, ou dans ses romans, où il le prouve…
Voilà pourquoi pour Sollers l’écriture doit être manuscrite, car le geste d’écrire est un geste ample et précis, vivant, un geste qui continue le geste de la respiration de tout le corps. C’est primordial car écrire c’est avoir à faire (et à penser) avec son corps, dans une dualité toujours réconciliée, mais qui s’exprime dans une tension douce constante, tant il s’agit de ne pas se contenter du physiologique mais de l’incarner, au moyen d’un système nerveux très précis, très particulier : Mon corps et moipourrait ainsi être, sans pédanterie, le sous-titre de la plupart des ouvrages de Sollers. « Encore quelques lignes à la main, velours et silence, et puis sommeil, et puis soleil, et puis bonheur ». C’est dans cette adéquation entre tous les gestes de la vie quotidienne et de la pensée qui ne vient pas s’ajouter à la vie mais qui se tient en son centre vibrant et lumineux que réside, pour Sollers, véritablement, le bonheur.
Plus personne ne sait lire, parce que plus personne ne prend le temps vital de se tenir dans une écoute qui ne soit pas passivité ou attente de voir son horizon d’attente comblé mais liaison musicale entreprise avec l’imprévisible même, façon qu’a son système nerveux de prendre en charge (et pas seulement en considération) la musique d’un style, pour que soi puisse être changé à hauteur de la stupéfaction que l’œuvre va causer. Puisque tout ce qui est imprévisible est de l’ordre de la musique, pour Sollers.
Voilà pourquoi il cherche, année après année, à donner corps à la parole des auteurs disparus. Les morts parlent, lui chuchotent à l’oreille. Et lui il les écoute. Il les fait parler, par un jeu très habile, d’équilibriste presque, dans l’art de citer des textes, parfois de longs, très longs passages, au sein de tous ses livres ; ainsi par exemple a-t-il, tout au long de son œuvre, cité l’intégralité des Poésies de Ducasse.
Dans Trésor d’amour, qui fait advenir la présence (à travers des détails biographiques nombreux) et la langue de Stendhal (sur fond de Venise qui est le point géographique névralgique pour Sollers : c’est là que tout se passe, que tout se joue au quotidien) comme pour son roman sur Nietzsche (Une vie divine), il s’agit de se tenir dans l’exact prolongement de ses essais (Eloge de l’Infini, Discours parfait…) où les écrits d’auteurs morts mais vivants, plus que jamais contemporains de l’auteur, sont rendus vifs dans la perspective d’un champ ouvert de parole et d’écoute où l’écrit n’est plus seulement ce qui est couché sur le papier mais où l’écrit est vraiment de la pensée devenue vie par la force et les inflexions d’un style. De la pensée au présent dans la présence. Voilà pourquoi il n’y a aucune différence entre les romans de Sollers et ses essais, contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre des milliers de fois.
Ses romans sont des essais mis en situation, c’est-à-dire que c’est à chaque fois de l’écoute face à des textes, modulée dans le temps présent, pleinement présent du vécu. Les essais, quand ils sont courts, du fait des contingences sur lesquelles ils s’appuient (commandes, publication préalable dans le Monde, dans Le Nouvel Observateur, le Journal du dimanche…), hormis bien sûr quand ils ont le temps devant eux (comme le très bel essai sur Mozart), doivent s’astreindre à une forme de brièveté qui n’autorise pas cette inscription réelle (qui ne peut s’exprimer que dans une certaine durée) dans le temps quotidien. Si Sollers, sans cesse, lie temps quotidien et temps de la lecture, vie quotidienne et vie de la pensée, c’est pour montrer justement combien la parole d’un auteur s’inscrit véritablement et en profondeur dans la vie, dans le tissu de la vie au présent de celui qui la prend tout entière dans sa pensée et son écoute. Il n’y a pas de séparation, nulle part. Jamais.
Si Trésor d’amour est un roman admirable, c’est parce qu’il donne également à ressentir ce qu’est le sentiment amoureux, et la possibilité offerte à chaque instant de vivre ce sentiment, loin du bavardage et du discours bien-pensant à quoi se résume le monde capitaliste, loin de tout ça c’est-à-dire au plus près du vrai sans le sentiment du vrai qui y serait rattaché, au plus proche de ce qui est important, dans un silence qui manifeste, trait pour trait, une liaison musicale à l’autre (« On se tait beaucoup, preuve qu’on s’entend »), dans une radicalité qui confine au révolutionnaire, loin du monde, ou plutôt dans le monde, dans son cœur, dans le cœur de ce qui constitue sa vérité même (« On ne sort pas, on ne voit personne, l’eau, les livres, les oiseaux, les arbres, les bateaux, les cloches, le silence, la musique, on est d’accord sur tout ça. Jamais assez de temps encore, encore »), le monde apparaissant comme fait en tous points pour les amoureux qui s’y promènent comme si rien d’autre n’existait qu’eux seuls. « Les amoureux sont seuls au monde parce que le monde est fait pour eux et par eux. L’amour est cellulaire dans les tourbillons du hasard, et ces deux-là avaient une chance sur quelques milliards de se rencontrer à la même époque ».
Où le vivre ce sentiment, sinon, pour l’auteur, à Venise même, bien sûr ? Et sous le patronage amical et lumineux de Stendhal ? « Minna, elle, c'est le temps léger, la grâce des choses toutes simples : joues, mains, cou, nuque, oreilles, narines, voix, furtivité, humour, rire, tendresse. Elle ressemble tellement à sa ville qu'elle en est devenue pour moi le cœur observable et caché. Elle ne me freine pas, laisse aller, entoure ». Cette liaison entre Venise, Stendhal et l’amour est ainsi une évidence, nous montrant combien ces trois entités ne sauraient nullement être séparées pour l’auteur. Là, encore, nulle séparation qui vaille. Tout est un. Tout est harmonie. Tout respire. Et l’amour, rendu ailé par un certain rapport au monde fondé sur la lecture (c’est-à-dire sur l’écoute), est ce qui permet justement non pas cette harmonisation entre toutes choses, mais la connaissance des harmonies qui existent entre toutes les réalités, pour qui sait être à l’écoute, c’est-à-dire pour qui sait voir. « J’observe Minna à la dérobée : elle ne blesse jamais l’espace, je veux dire qu’elle s’enveloppe en lui avec naturel, gestes précis, pas d’efforts, une danse ». Cette vision, magnifique, de Minna est justement permise par l’amour autant que l’attitude de Minna est permise par l’amour, par cet amour qui est une clairvoyance totale face aux choses et face à la vérité du mouvement harmonique de ces choses dans le temps et dans l’espace. Aussi, pour qui sait voir, par l’amour, tout est danse, car rien n’est ce qui est immobile. C’est la « grande certitude ». Sollers ici rejoint très fortement Céline, qui voyait dans la danse et les danseuses le contre-point harmonique, harmonique et constant, au visible terrifiant, rendant ce visible tolérable. Il faut juste épouser le mouvement sans le brusquer, sans chercher à plaquer son propre mouvement sur ce qui advient ; en somme il s’agit de se tenir dans un mouvement d’acceptation qui soit musical. « Je reste sur les quais rougis de soleil jusqu’à ce que la nuit tombe. Au bord des larges escaliers de marbre plongeant dans l’eau, les algues deviennent de plus en plus noires, et les piquets de bois du canal mercuriel ont l’air de s’élancer vers le ciel. Encore une fois, la grande certitude m’enveloppe ». [C’est moi qui souligne]. Il suffit d’être à l’écoute, de voir à quel point (relecture de Dante) la porte du paradis est présente, présente mais invisible, sur terre, à chaque pan de l’espace. « Tu vois, là-bas, cette glycine violette débordant d’un balcon ? Elle est pour toi à l’instant, remerciement calme ». Combien il suffit par exemple de regarder longuement un arbre pour être repris par la vie. Tout entier. Sollers a avoué ainsi plusieurs fois qu’un arbre lui a sauvé la vie, après que l’envie d’en finir, à plusieurs reprises, lui est tombée dans le cœur.
Tout est là, à portée de main. Plus que jamais. Ecrits, musique. Peinture. Arbres, glycine. Sable, soleil. Tout est là et tout est gratuit, pour qui sait voir, pour qui sait écouter. Mais qui sait, aujourd’hui ? Qui sait ? C’est-à-dire : qui sait vivre ? « On sort, on marche un peu dans la nuit, on prend le bateau, l’eau nous enveloppe, tout est velours, tout est gratuit ».
Sortez marcher un peu dans la nuit, et prenez un bateau. C’est-à-dire : ouvrez un livre. Peu importe : Bataille, Sade, Genet, Lautréamont, Céline, Sollers, Artaud… Ouvrez un livre et soyez votre propre inscription dans le temps de la vie, par l’écoute modulée précisément, précisément du fait de la musique, jamais en cessation de surprises, et donc d’existence (puisque la musique est l’imprévu continué en présence), la musique qui est, du fait de la rythmique des phrases signifiant leur apparaître même, la structure profonde et véritable de ces œuvres.
C’est à semblable inspiration quotidienne que nous convie, sans cesse, l’œuvre de Sollers, à chaque essai (il faut relire et relire sans cesse le très beau Discours parfait récent) et à chaque roman qui sont, dans le même mouvement de la pensée accolée à la vie, la modulation d’une même écoute, d’une même intensité d’écoute face aux formes précises des voix (qu’elles soient celles de peintres, d’écrivains, de musiciens…), une écoute au présent dans la présence (comme rendue vive et pleine par les inflexions de l’écoute) du quotidien le plus musical. Le plus italien.
Musica !
Matthieu GOSZTOLA
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