Les rimes de la confiance et de la violence (Lecture de Don Quichotte de la Manche de Cervantès en La Pléiade) - 4
Où Don Quichotte entend imposer justice et clémence et où il se fait rosser pour sa maladresse et son insolence…
Il y a dans le doux délire de Don Quichotte une violence potentielle assez radicale. Les exigences qu’il pose à ceux qu’il rencontre, de faire le bien, d’être juste, de louer celle qu’il estime louable, quelque chose qui relève à la fois du dérisoire mais aussi d’une certaine forme d’exaltation qui finit par ressembler à du fanatisme. Sinon à du fanatisme, du moins à une certaine intolérance. Les effets en sont limités par l’excès de confiance qu’il peut avoir en lui-même, en sa capacité à impressionner l’autre comme à l’excès de confiance qu’il peut avoir en la parole de l’autre.
Le jeune homme qu’il a voulu défendre contre son maître en fera les frais et verra tomber sur lui une violence redoublée une fois le chevalier parti. Quant à la compagnie à laquelle il entend faire chanter les louanges de sa belle, malgré les arguties et la lance, rien n’y fera… D’une maladresse de son cheval, voilà l’homme à terre qui, tel Grégoire Samsa métamorphosé en cloporte, est incapable de se relever, trop encombré par ce qui faisait sa puissance, cette armure dérisoire qui le cloue au sol. Il n’en faut pas plus pour en faire une victime que l’on battra à lui en rompre les os. Volonté de grandeur et de justice n’ont déclenché que violence et brutalité… dont le chevalier peut être la première victime. Dure leçon !
Don Quichotte, ce lecteur qui vit sa fiction pour de vrai, peut se révéler aussi inquiétant que sympathique. Cervantès réussit à nous faire rire de sa naïveté comme de sa maladresse mais ce rire là est-il bien raisonnable ? Le lecteur qui se contente de vivre la fiction comme fiction, qui sait cantonner la puissance de l’imaginaire à l’imaginaire, peut éprouver une certaine gêne car cette folie douce attire de vraies violences, de vrais coups. Nous ne sommes ici que dans la fiction, nous rassurons-nous. Une fiction plusieurs fois centenaire. Fiction ? Inactuelle parce que quadri-centenaire ? Pas si sûr. Pas sûr du tout, même !
Finalement recueilli et reconduit chez lui, le pauvre Don Quichotte va entrer dans un nouveau moment de violence. Une violence peut-être encore plus inquiétante, encore plus menaçante et dont l’écho résonne dramatiquement en nos temps « modernes » : censure et autodafé menacent, sans que l’ironie qu’y apporte l’auteur nous rassure vraiment. Pour son bien, le prêtre et son ami le barbier vont proscrire de sa bibliothèque tout ce qu’ils jugent nocif. Sans doute y a-t-il là aussi un jeu de l’auteur qui en profite pour dire sans détour ce qu’il pense des auteurs de son temps, il y a surtout un effrayant arbitraire, qui se pare d’une objectivité très subjective pour condamner tel ou tel livre, confondant le livre et la lecture qui en est faite… Une confusion qui a traversé bien des siècles de littérature et au nom de laquelle on a plus que censuré : brûlé et assassiné. Quatre siècle plus tard, le curé et le barbier sont toujours à l’œuvre !
Si la figure du curé et du prêtre reste lisible aujourd’hui (et c’est bien lui qui mène la danse de la censure destructrice, fort de son investiture morale et de son éducation), celle du barbier est peut-être à remettre dans le contexte de ce temps. N’était-il pas, en ces temps où la médecine était à peine balbutiante, aussi chirurgien quand le besoin se présentait ? Pas simple artisan donc, pas vraiment du peuple… La censure est exercée par ceux-là même qui partagent, plus ou moins, la culture de leur victime. A l’image des pompiers incendiaires de Fahrenheit 451, il n’y a pas censeurs plus efficaces que des lecteurs avertis, qui imposent plus leurs goûts qu’ils n’évaluent et jugent de la qualité intrinsèque ou de la dangerosité des ouvrages qu’ils destinent au bûcher. Cela n’est pas nouveau. Cela est beaucoup trop vrai encore aujourd’hui.
Une fois le bûcher dressé, il sera facile de trouver la main innocente qui apportera la flamme, qui transformera le sinistre amoncellement en feu de joie. Ils sont si nombreux celles et ceux qui se sentent exclus du monde que représentent les livres, exclus et rejetés, humiliés. Tenus à l’écart de l’éducation par ceux qui, eux, elles, tiendraient leur pouvoir des livres qu’ils auraient lus. Leur pouvoir ou leur folie.
Marc Ossorguine
(1) L’appareil critique de l’édition de La Pléiade ne manque pas de nous éclairer sur toutes les références et allusions cachées dans le texte, sur la réalité des rapports entre Cervantès et les auteurs qu’il fait jeter dans la cour ou qu’il fait sauver pour leurs qualités.
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