Les Rêves et leur interprétation dans le Talmud, Alexander Kristianpoller
Les Rêves et leur interprétation dans le Talmud, septembre 2017, trad. allemand Léa Caussarieu, 278 pages, 21 €
Ecrivain(s): Alexander Kristianpoller Edition: Verdier
Texte immense, dépourvu de début, de centre et de fin véritables (on peut commencer la lecture à n’importe quel traité), Le Talmud (ou plutôt les Talmuds, car il en existe deux) est un ouvrage d’accès difficile, même pour des lecteurs de confession juive. Pour un non-Juif, la distance est encore plus grande, bien que, depuis des décennies, le professeur Adin Steinsaltz ait mené un admirable labeur afin de remettre ce livre, écrit en araméen et en hébreu ancien, à la disposition des lecteurs contemporains (sa version commentée, en hébreu moderne, a été déjà traduite en anglais et en français).
Dans son recueil de Citations talmudiques expliquées (Eyrolles, 2017, p.58-59), le rabbin Philippe Haddad donne deux extraits du Talmud propres à piquer la curiosité : « Un rêve non interprété est comme une lettre non lue » et « Le rêve est un soixantième de la prophétie ». On pressent l’existence d’un fil rouge qui relierait l’antique sagesse juive à la psychanalyse moderne. L’existence de ce lien est confirmée par le livre d’Alexander Kristianpoller (1884-1942), Les Rêves et leur interprétation dans le Talmud (titre allemand : Traum und Traumdeutung im Talmud), dont la bibliographie mentionne l’autre Traumdeutung, celle publiée par Freud en 1900. Alexander Kristianpoller avait fini d’écrire son livre en 1914, mais la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle de nombreux Juifs combattirent dans l’armée allemande (chose impensable par la suite), en retarda la publication jusqu’en 1923. Professeur au séminaire rabbinique de Vienne, Alexander Kristianpoller ne parvint pas – contrairement à son fils, qui a préfacé le volume – à s’échapper vers Israël ou les États-Unis. Il fut raflé, déporté vers l’Ukraine et abattu dans une forêt.
Que Kristianpoller ait vécu dans la même ville que Freud, exercé son activité intellectuelle au même moment que lui, que tous deux se soient intéressés aux rêves, ne doit pas dissimuler la nature fondamentalement opposée de leurs travaux. Pour la Bible (même si, selon Zacharie 10, 2 : « C’est que les Terafim [les idoles] débitent de vains discours, les augures des visions mensongères, les songes disent des faussetés, apportent des consolations illusoires ; c’est pourquoi ils vaguent comme des brebis, ils sont dans la misère, faute de pasteurs », traduction Bible du Rabbinat) comme pour le Talmud et la tradition gréco-latine, le rêve possède une dimension collective, parfois prophétique, en tout cas tournée vers l’avenir ; tandis que, dans la psychanalyse freudienne, le rêve renvoie au passé individuel du rêveur.
Au même titre que la digestion ou la respiration, le rêve est un phénomène commun à l’humanité entière. Quoi qu’on ait prétendu, on ne connaît pas de peuple qui ne rêverait pas. Quiconque a partagé la vie d’un chat sait que nos fauves domestiques rêvent. À quoi ? Même les plus prévenants des maîtres ne le sauront jamais. Le livre d’Alexander Kristianpoller est un ouvrage de haute et belle érudition, qu’un siècle d’existence n’a nullement rendu désuet. L’auteur a pu se servir de fragments talmudiques retrouvés dans la genizah du vieux Caire (p.173-174). Comme c’est la règle dans les ouvrages traitant du folklore, les textes sont classés par « motifs », par thèmes ou types narratifs. L’intérêt du livre est augmenté par le fait qu’Alexander Kristianpoller a utilisé un vaste matériel comparatiste : ouvrages grecs et latins (Artémidore, Cicéron, Tite-Live, saint Augustin), textes arabes, indiens (ceux de Jaggadeva, antérieurs à la rencontre entre l’Inde et la tradition grecque), voire malais. La réputation des Juifs en matière de Traumdeutung avait dépassé les limites de l’eretz Israel, comme le montrent les vers de Juvénal (VI, 542-547) : « Cum dedit ille locum, cophino faenoque relicto / arcanam Judaea tremens mendicat in aurem, / interpres legum Solymarum et magna sacerdos / arboris ac summi fida internuntia caeli. / Implet et illa manum, set parcius ; aere minuto / qualiacumque voles Judaei somnia vendunt » (« Dès qu’il s’est retiré, arrive une Juive chevrotante qui, laissant là sa corbeille et son foin, mendie en cachette à l’oreille. Elle est l’interprète des lois de Jérusalem, la grande-prêtresse de l’arbre, la messagère fidèle du Ciel suprême. À elle aussi on remplit la main, mais plus parcimonieusement. Pour quelque menue monnaie, les Juifs vous vendent toutes les chimères du monde », trad. P. de Labriolle, retouchée). La Rome antique abritait une importante communauté juive (à qui saint Paul adressa la plus substantielle de ses épîtres).
On notera que les passages les plus anciens du Talmud n’accordent pas d’importance au rêve. Cela changera par la suite. Certains textes cités par Kristianpoller trouvent des correspondances dans le Nouveau Testament (en raison d’un substrat commun, et non parce qu’il y eut des influences directes) : l’éléphant qui ne peut passer par le chas d’une aiguille évoque naturellement le chameau de Luc 28, 25. Selon le traité Sanhédrin du Talmud de Jérusalem, les cauchemars se combattent par « la prière, la charité et la repentance » (p.91), ce qui évoque le Sermon sur la montagne. Le passage du Lév. rabbacité p.142 (n°97) mérite d’être rapproché de la parabole de la veuve pauvre (Marc 12, 41-44 ; Luc 21, 1-4 – même si la dimension onirique est absente des Évangiles). En passant, on remarque que, si Joseph reçut en rêve l’ordre de quitter Israël, puis d’y revenir (Matthieu 1, 20), si la femme de Pilate (que les églises d’Orient honorent comme une sainte, sous le nom de Claudia Procula) eut un songe (Matthieu 27, 19), aucun rêve de Jésus n’est rapporté par le Nouveau Testament. Est-ce parce qu’il ne fit aucun rêve prémonitoire, ayant déjà une claire connaissance de l’avenir ? Possédant à la fois la nature divine et la nature humaine, Jésus a dû rêver, comme le font tous les êtres humains. Mais ses rêves étaient ceux de Dieu. À quoi peuvent ressembler les songes de Dieu ? Cela explique-t-il le silence des évangélistes ?
On louera, pour finir, la remarquable présentation matérielle du volume : les mots hébreux ont été transcrits, ce qui rend le livre utilisable par les non-hébraïsants. Pour une fois, et on se plaît à le reconnaître parce que c’est un défaut récurrent des livres publiés en France, on a pourvu l’ouvrage de plusieurs indices : sujets, noms des sages, auteurs. La bibliographie a fait l’objet d’une mise à jour. Il y a là de quoi occuper toute une nuit d’étude à Shavouot. Ceux qui considèrent que le Talmud, avec sa dialectique si attachante (qui ridiculise à bien des égards les dialogues platoniciens et leur encombrante postérité) appartient à l’humanité entière, auront à cœur d’installer ce beau volume sur leurs rayons.
Gilles Banderier
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