Les Rêveries du promeneur solitaire, Cartes à jouer, Jean-Jacques Rousseau (par Gilles Banderier)
Les Rêveries du promeneur solitaire, Cartes à jouer, édition d’Alain Grosrichard et François Jacob, 1156 pages, 32 €
Ecrivain(s): Jean-Jacques Rousseau Edition: Classiques Garnier
Même si les Rêveries ne font point partie de ces œuvres qu’on estime devoir relire tous les ans, ceux – encore nombreux, on l’espère – qui les ont lues conservent le souvenir d’un petit volume. Aussi n’est-ce pas sans surprise qu’on se retrouve en possession d’un livre dépassant le millier de pages, épais de cinq centimètres. Ce n’est certes pas une édition grâce à laquelle on prendra contact pour la première fois avec le texte de Rousseau. Bien que cet ouvrage ait été imprimé au format des éditions dites « de poche », nous sommes en présence d’un monument d’érudition haut de gamme. Qualifier une édition savante de « définitive » a un arrière-goût prétentieux de publicité mal faite ; mais peut-être est-ce ici le cas. Une telle entreprise exige évidemment une introduction : celle-ci, longue de 90 pages, a été ficelée de façon bizarre, en forme de dialogue imaginaire. On doit y regretter la présence d’anglicismes à la mode (ne sait-on plus écrire sans eux ?).
Les Rêveries furent imprimées après la mort de Rousseau, sur le fond d’une concurrence acharnée entre maisons d’édition, à Genève et à Neuchâtel, concurrence qui produisit bien plus tard un débat entre spécialistes, afin de savoir quelle impression méritait au juste d’être qualifiée d’originale. Le texte de cette nouvelle édition a été établi avec une minutie d’entomologiste bénédictin sur les manuscrits autographes conservés à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel. En regard du texte, les pages de gauche sont occupées par l’apparat critique, qui envahit parfois tout l’espace mis à sa disposition. Le lecteur est ainsi au plus près de l’auteur et suit pour ainsi dire Rousseau au fil de son écriture, de ses hésitations et de ses repentirs. Le texte est suivi de trois cents pages d’excellentes notes explicatives, certaines fort longues, parfois d’une fine ironie (ainsi, p.513, note 43 ; p.636-637, 690). Les deux savants éditeurs n’ont pas succombé à la rousseaulâtrie si fréquente chez ceux qui vouent leurs veilles à Jean-Jacques.
Cette édition n’est pas conçue pour une lecture rêveuse : il est difficile de s’abandonner au rythme de la prose lorsque, tous les quelques mots, surgit un appel de notes. Mais elle est précieuse à un autre titre encore (outre la quantité et la qualité des informations mises à la disposition des lecteurs). Depuis les années 1960, les études littéraires présentent le spectacle d’un chaos de ruines, où les modes (marxisme, structuralisme, psychanalyse, études coloniales, gay, queer, etc.) se succèdent en se contentant de plaquer sur les œuvres des grilles de lecture toutes faites (ce qui explique en partie le succès de ces modes : elles dispensent de penser et permettent de publier beaucoup). Au rebours, Alain Grosrichard et François Jacob offrent au lecteur un travail et solide et lente érudition, qui fera de toute manière date et qui montre que la notion de progrès, loin d’être réservée aux sciences « dures », peut avoir droit de cité dans les humanités.
Gilles Banderier
Alain Grosrichard est professeur honoraire de littérature française à l’université de Genève.
François Jacob dirige l’institut et musée Voltaire de Genève.
- Vu : 1948