Les poussières de C., Marion Guilloux (par Marie du Crest)
Les poussières de C., avril 2019, 42 pages, 12 €
Ecrivain(s): Marion Guilloux Edition: Espaces 34
Un été russe
Les Européens de l’ouest, que nous sommes, ont bien du mal à faire de l’immense Russie un territoire imaginaire : elle nous dépasse. Nous nous contentons à quelques exceptions près de l’appréhender à travers une série de clichés, de caricatures. Et souvent nous l’ignorons, à la différence de l’Amérique qui a nourri tant de fois notre littérature, notre cinéma, etc.
Marion Guilloux, dans sa très courte pièce composée d’un prologue, d’un épilogue et de 15 « moments », pourtant se transporte dans la Russie de 2015, celle de la région de Moscou et de ses tristes banlieues grises et des nuits blanches. Nous suivons la trajectoire de deux filles : la narratrice, d’une part, qui dit « je », construit ainsi dans le langage dramatique un monologue central, narratrice dont nous ignorons le nom, et d’autre part son amie installée dans la capitale russe, dont une seule lettre, C, constitue son identité anonyme et secrète, déjà en voie de disparition.
Elles sont d’anciennes amies, d’anciennes amantes sans doute. Le texte se donne dans l’espace-temps du séjour (arrivée et retour à l’aéroport de Domodedovo) dans l’élan du mot russe davaj, à la manière d’un let’s go injonctif et pressé. La narratrice voudrait nous parler de C (cf. le prologue) et en effet le texte épouse la forme d’un récit au présent puis au passé, relatant les retrouvailles des deux jeunes femmes. Récit initié par l’évocation de la guerre du Donbass qui a éclaté dès 2014 à la frontière de la Russie et de l’Ukraine, qui n’est pas terminée aujourd’hui encore comme si ce conflit préfigurait la séparation de la narratrice et de C à la fin du texte. La narratrice ne dit-elle pas qu’elles sont des sœurs d’armes ?
On ne saura pas pourquoi C est venue s’installer dans ce pays et peu importe en somme. Elle semble vouloir se fondre et se perdre dans cette Russie-là. Elle s’exprime en russe même à l’endroit de son hôte parfois. Le lecteur d’ailleurs non russophone aurait parfois apprécié des notes de bas page pour saisir la subtilité des citations slaves. Artifice de théâtre par ailleurs puisque le russe est donné en caractères latins… Nécessaire couleur locale ?
Les deux personnages du récit (il n’y en a qu’un dans la logique scénique) expérimentent successivement les lieux moscovites comme les boîtes de nuit et leurs gesticulations crépusculaires ; les hauts lieux touristiques de l’orthodoxie russe à Serguiev Possad où se trouve la Trinité-Saint-Serge, ou les destinations de loisir et de baignade des habitants de la capitale. Les Russes sont des mauvais garçons homophobes (scène de l’agression violente dont est victime surtout la narratrice, dans le tableau 9) ; des babouchkas s’occupant des fleurs, ou des passants xénophobes. Et bien sûr, l’auteure évoque « l’âme russe » (p.26). Et il y a l’ivresse des bières et de la vodka.
Le séjour est aussi le temps de ce qui se défait inexorablement entre les deux jeunes femmes ; une première disparition de C., dès le tableau 3, annoncera la rupture définitive. C, d’ailleurs, en quelque sorte, se transforme, échappe à sa première identité française en se convertissant à la religion orthodoxe et en adoptant le prénom d’Evguenia. La passion dite au tableau 12, très bref par ailleurs, s’avoue dans un flash-back, à l’époque ancienne de la première rencontre en France, bien loin de Moscou. Rien n’y fera : aucune des deux amies n’acceptera de partir ou de rester avec sa compagne. La parole se tarit à l’oral, C ne dit pas au revoir, et à l’écrit la narratrice demeure impuissante à rédiger un texto (p.41).
Cette déréliction passionnelle se fige dans les métaphores des cendres et des poussières qui reviennent dans le fil du texte (les cendres des cigarettes, p.22, ou les poussières de C, p.41). Elle est comme une décomposition, une extrême fragilité presque plus visible des êtres. Que reste-t-il au bout du compte ? Des particules de souvenirs.
Marie Du Crest
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