Les poèmes sans fin - à propos de Ceux qui s’éloignent, de Serge Meurant
Ceux qui s’éloignent, de Serge Meurant, éd. Le Cormier, Bruxelles, 2016
J’ai choisi de titrer ma chronique sur le dernier livre de Serge Meurant, avec cette locution, « poèmes sans fin », car elle figure bien l’ensemble de mon point de vue. Au propre, ces poèmes ne finissent pas et ne sont pas ponctués de point finaux, mais par contre s’ouvrent sur un surcroît où le lecteur reste en suspens dans l’air au milieu de la phrase, juste en équilibre sur le dernier vers, et déjà penché sur le premier vers du poème suivant. D’ailleurs cette impression de quelque chose qui ne finit pas, s’accentue dans le vers du dernier poème du recueil qui laisse le lecteur aux prises avec des gestes nouveau-nés qui closent sans point final, qui ferment l’ouvrage sur un halètement – ou allaitement d’ailleurs.
Et encore, un « sans fin » au figuré. Car si j’ai bien compris le fond du livre, il s’agit pour le poète de dire quelques mots aux absents, à ceux qui se sont éloignés dans la mort, mais qui ne s’oublient pas. Ces disparus laissent une empreinte dans la mémoire du poète, et grâce à lui revivent une seconde vie, renaissent en un sens. Il ne s’agit plus dès lors que de décrire en quoi ce qui reste est susceptible de faire matière à la combustion d’une sorte de Phoenix. Où la mort n’est pas une fin, mais une frontière que le travail d’écrire transgresse et améliore. Poèmes pour autrui, pour un autre post-mortem.
Que demeure
la douleur du regard
intacte cachée
comme le corps blanc
que la mort se réserve
elle appartient
à l’héritage intime
non à la déchirure
du partage
Nous assistons à un balancement dans l’ignition, dans le feu et la cendre, et même, entre le feu et la cendre, entre ce qui est vif et ce qui laisse une trace, la mémoire, affaire d’indice, de trace et d’empreinte, et à la lutte pour le souvenir. J’ai pensé un instant choisir un autre titre pour recouvrir cette idée qui me semble centrale par ces mots : « des poèmes entre le feu et la cendre ». C’est bel et bien la pierre et la flamme qui honorent les morts, par exemple un peu à la manière de Hanoucca ou du Kaddish Yatom dans le registre religieux juif.
Je cherche à saisir
l’élan de cet instant dernier
où s’accélèrent les images
s’il fallait tracer
l’archée
de la naissance à la mort
tu me dirais que la vitesse
dévorante et l’impatience
d’un incendie très haut
Importance aussi du visage, qui reste la partie la plus sensible dans la mémoire que l’on peut avoir d’un défunt. On se souvient sans doute des visages des morts car ils incarnent ensemble le mystère de l’être et son expression la plus nette. Donc, à la fois décidant de l’identité d’un soi et recueil de l’altérité, ou de la propre altérité à soi-même. Je vois dans le visage un principe éthique (souligné notamment pas Emmanuel Levinas), la part de responsabilité de soi pour ce soi-même comme un autre. Ce thème m’intéresse depuis longtemps, et j’ai à ce sujet à moitié inventé le terme de « visagéité » pour suggérer tout ce que recèle de mystère – et d’inclination philosophique – le visage d’autrui, et peut-être encore, l’écho narcissique de son image spéculaire personnelle. Du reste, j’ai reçu deux autres beaux recueils de textes de Serge Meurant, qui portent les deux titres respectifs, Un visageet Dévisagé, recueils plus anciens édités par le même éditeur belge, Le Cormier.
Pour conclure trop hâtivement sans doute cette courte étude du dernier ouvrage de S. Meurant, il me faut quand même dire quelques mots à propos de la présence forte de cette poésie presque froide, peu adjectivée, et qui laisse les morts en partage à ceux qui restent. Cette langue très simple, au vocabulaire générique, pousse d’autant la signification et correspond peut-être à une sorte de moment de la vie du poète, en sa qualité génésique, c’est-à-dire le moment où la langue saisit sa propre génération. Je note cela en souvenir du défunt Alain Suied qui, peu de jours avant sa disparition, me disait quelques mots à ce sujet, et m’invitait à réfléchir sur la question génésique du langage. Or, la maturité de Serge Meurant touche en un sens à cette question.
Celui qui hurle
en son sommeil
celui que le cri obstrue
dont la violence implose
ne l’abandonne pas
à l’étreinte mortelle
saisis sa nuque
ramène-le vivant !
Didier Ayres
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