Les Pieds nus de lumière, Kenji Miyazawa (par Fawaz Hussain)
Les Pieds nus de lumière, Kenji Miyazawa, février 2020, trad. japonais, Hélène Morita, 237 pages, 10 €
Edition: Cambourakis
L’existence et l’œuvre de Kenji Miyazawa semblent profondément marquées par la situation géologique du Japon et les catastrophes naturelles qui secouent fréquemment son archipel. Il est vrai que l’écrivain est né en 1896, l’année du tsunami de Meiji Sanriku, qui a fait environ 22.000 victimes, et il est mort en 1933, l’année du tsunami de Showa Sanriku, au lourd bilan (3000 morts et disparus). Devenir ingénieur agronome est une orientation qui s’est imposée à Kenji Miyazawa, du fait sans doute de cette nature nipponne, que signalent autant ses violences destructrices que son envoûtante et mystérieuse beauté. Quant à la paix intérieure qui imprègne l’ensemble de l’œuvre, elle relève de la profonde adhésion de l’auteur à la pensée bouddhiste : « Celui qui est le maître de lui-même est plus grand que celui qui est le maître du monde », et aussi : « Il n’existe rien de constant si ce n’est le changement ».
Kenji a seize ans quand le Japon tourne la page de l’ère Meiji (1868-1912), qui symbolise la fin de la politique d’isolement volontaire du Japon et son entrée dans la modernisation. Une fois ses études terminées, l’ingénieur retourne à la rudesse de sa région rurale au Nord du pays et met ses connaissances scientifiques de fervent bouddhiste au service de ses congénères. Dans Ame Nimo Makezu (« Que la pluie ne m’abatte »…), son poème si fameux que les élèves japonais le savent par cœur, Kenji annonce sa ligne de conduite intime et morale :
« Un enfant souffre au levant
Que je parte le soigner
Une mère n’en peut plus au couchant
Que je lui porte ses bottes de riz
Un mourant au sud
Que j’aille lui dire : “n’aie pas peur”
Des disputes, des chicanes au nord
Que j’affirme leur bêtise et les achève ».
Il laisse derrière lui pas moins de seize volumes de contes, de poèmes, d’essais et de textes théoriques. Durant sa courte vie de trente-sept ans – d’aucuns le comparent à Arthur Rimbaud –, il aspire à se dissoudre dans le mouvement ininterrompu de la multiplicité de l’univers : « Lorsque j’oublie mon existence dans le vent et la lumière, lorsque le monde s’est métamorphosé dans mon jardin, ou lorsque je suis transporté à l’idée que la galaxie tout entière est moi-même, quel bonheur ! ».
Kenji Miyazawa ne doute pas de la réalité des phénomènes fantastiques qui affectent sa propre conscience. Dans Les Nuits à la Belle étoile du savant Professeur Chêne, la première des seize nouvelles qui composent Les Pieds nus de lumière, Chêne n’est pas un arbre, mais un éminent savant, grand professeur spécialiste en pierres précieuses. Il porte de grosses lunettes de myope, mais aussi il a toujours un lourd marteau, de sept kilos, qui lui sert à extraire des gemmes de leur logement minéral. Une commande d’opales de qualité supérieure, à livrer à un client étranger « fabuleusement enrichi au Groenland », l’oblige à passer trois nuits dans les montagnes. Il écoute alors le bavardage des necks, ces corps volcaniques, et entend les jérémiades et les cris des minéraux. Il comprend que les choses sont bien là où elles sont et qu’il ne faut pas toucher à l’équilibre inhérent au monde végétal et minéral.
Cette nouvelle donne le ton à l’ensemble d’un recueil où le réel et le surnaturel vivent en osmose. Dans Naro et les Trois Singes, un écolier regarde trois polypores poussés sur le tronc d’un châtaignier, trois champignons qu’on appelle aussi des sièges-de-singes. Soudain trois singes miniatures vêtus de vareuses militaires se présentent à lui et l’emmènent voyager dans leur monde, qui réserve bien des surprises. Naro se retrouve au pied du même arbre lorsque sa mère l’appelle à table. Dans Le Lynx et les Glands », Ichirô Kanéta, un autre enfant encore, est invité par un lynx à arbitrer au tribunal un conflit qui oppose chaque année deux partis de chez les glands, « d’un côté les têtes-pointues et de l’autre côté les têtes-rondes ». Il faut dire que dans ce recueil, le même souffle parcourt le monde imagé, même celui des minéraux. La cascade qui fait gaa-gaa renvoie au « démon Amanjakou qui fait pipi ». L’éclair qui passe dans une lueur blanche est « le vieux péteur de la montagne ».
Kenji Miyazawa charge ses écrits d’une mission religieuse. Il s’en explique : il destine ses histoires à fournir… « les matériaux pour construire un monde nouveau et meilleur ; mais ce monde-là est entièrement un développement de notre monde, un merveilleux développement sans fin, [qu’il] ne connaît pas. Ce n’est en aucun cas une utopie informe et fuligineuse ».
Dans Le Dieu de la Terre et le Renard, la deuxième nouvelle du recueil, un drame en cinq actes se trame. Bétula est une fille-arbre, une demoiselle dotée d’une grande sensibilité. Elle apprécie la compagnie d’un renard qui porte des chaussures de cuir rouge, un imperméable brun et un chapeau. Grand connaisseur de Heinrich Heine, il la fait voyager grâce à ses histoires à travers le monde et même les galaxies. Mais près de Bétula vit un dieu chtonien dans les fonds marécageux, un démon plutôt, si l’on en juge par la colère et la jalousie qui le dévorent. Amoureux à son tour de la fille-arbre, il n’hésite pas à éliminer le renard, en qui il voit un redoutable rival. A sa mort, le renard garde dans sa poche deux épis bruns de dactyle et son museau esquisse « une sorte de sourire », le même qu’on retrouvera sur les lèvres de l’Être merveilleux.
La nouvelle éponyme du recueil clôt le volume : elle étale au grand jour le bouddhisme de Kenji Miyazawa et la conduite morale et spirituelle qu’il s’est choisie. Quand le petit garçon, Ichirô, se perd en montagne avec son petit frère Narao, et qu’il prononce les paroles sacrées du Sûtra du Lotus, celles de « La longévité de l’Ainsi-Venu », toute sa souffrance s’apaise inexplicablement :
« L’enfant, comme s’il était ébloui, ne pouvait lever la tête. Les pieds nus de l’Être étaient semblables à de grands coquillages blancs et brillants. La chair des talons irradiait une lumière jusqu’au sol. C’étaient de grands pieds, d’un blanc éclatant. Pourtant, ces tendres pieds nus ne s’abîmaient pas au contact des flammes rouges et des agates acérées. Pour autant, le sol était toujours hérissé de piquants ».
Cet « être merveilleux et de haute taille » s’avance vers Ichirô, lui passe la main sur la tête et le félicite pour son comportement courageux envers Narao. Il lui montre « La voie du vrai » en lui disant : « Il n’y a rien à redouter ». Si Kenji Miyazawa avait vécu douze ans de plus pour connaître les ravages des deux bombes nucléaires sur son pays, il aurait sans doute répété les paroles de celui qui est parvenu à la sagesse et la connaissance parfaite : « Il n’y a rien à redouter ».
Les Pieds nus de lumière est un excellent livre, autant pour les petits que pour les grands. Merci à sa talentueuse traductrice Hélène Morita d’avoir fait découvrir, non seulement à moi mais à un public qui sera large et largement séduit, ce conteur et poète extraordinaire : Kenji Miyazawa, l’un des plus grands classiques de la littérature japonaise.
Fawaz Hussain
Kenji Miyazawa, né le 27 août 1896 à Hanamaki, dans la préfecture d’Iwate, et mort dans la même ville le 21 septembre 1933, est un poète, romancier et auteur de contes et nouvelles japonais.
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