Les Péniches-restaurants, Histoire levantine (par Patrick Abraham)
1) L’homme fut arrêté au commencement de l’émeute. Etait-il ivre et avait-il provoqué les policiers casqués qui avaient bouclé le quartier à l’approche du couvre-feu ? Avait-il oublié ses papiers chez lui ? L’émeute débuta de façon banale. Un groupe de jeunes devant un café. Le patron voulant fermer. Les jeunes, un peu excités sans plus, résistant. La police stationnée à proximité intervenant sans ménagement. D’autres jeunes descendant secourir leurs camarades puis, traînant dans le secteur, les désœuvrés des banlieues pauvres toujours prêts à en découdre avec la flicaille. L’homme était-il un client du café ? Rôdait-il pour une chasse nocturne ? Il habitait un bel appartement dont une terrasse donnait sur le Fleuve. On ne savait pas qui le lui avait loué. Ni même s’il en réglait personnellement le loyer. Le quartier était cher. Hormis ses cours à l’Institut français, l’homme n’avait pas de revenus fixes. On le connaissait bien ou très mal. On se méfiait de lui. Il se prétendait écrivain mais l’enquête prouva qu’il n’avait rien publié bien qu’on découvrît dans son bureau une masse de manuscrits raturés et inutilisables. On disait qu’il avait vécu dans la cave d’un faubourg éloigné avant d’emménager dans son immeuble actuel. Il faisait souvent monter un garçon. Enfin, un ou plusieurs.
On affirmait qu’entre ces garçons et lui rien ne se passait – qu’il avait renoncé à toute embardée sensuelle depuis qu’il avait quitté Paris. Des gamins à demi nus, aux vêtements décolorés par le soleil, aux rires moqueurs, pêchaient ou plongeaient dans les eaux troubles sur les quais du Fleuve. On disait mais avec moins de conviction que l’un d’eux le rejoignait, parfois : ses compatriotes les plus progressistes ne lui pardonnaient pas ces rumeurs. Dans cette ville jadis marchande, raffinée, cosmopolite, l’amour des garçons n’existait pas – officiellement. La propagande familialiste régnait. La presse moralisait, les autorités religieuses vociféraient, le pouvoir menaçait et à intervalles imprévisibles effectuait des rafles dans les lieux de drague. Mais le ballet des corps, dès le soleil couché, dans les jardins dominant le Fleuve, aux alentours des péniches-restaurants amarrées sur les quais du Fleuve, près des cinémas et des hammams de la ville haute, ne s’interrompait pas. Dans les rues, des garçons marchaient enlacés ou se tenant par le petit doigt. Les plus gracieux étaient à la fois moqués et courtisés. Ils se vendaient à des tarifs élevés. Une après-midi, dans une gare suburbaine, à l’instant du départ d’un train, je vis deux adolescents s’embrasser sur la bouche. Aucun des voyageurs autour de moi n’exprima la moindre surprise.
2) L’homme fut menotté et conduit au commissariat. Ce n’était pas la première fois qu’il avait des problèmes avec la police. Les flics l’avaient interrogé à deux ou trois reprises. Pour des histoires de garçon(s). Tout s’était arrangé. On disait qu’il avait des relations, qu’il côtoyait des ministres, des députés, des magistrats partageant ses goûts. Pourquoi ses amis ne se manifestèrent-ils pas cette nuit-là ? On disait qu’avec la Révolution l’homme était devenu infréquentable. L’émeute pouvait être vue comme l’un des derniers soubresauts de cette Révolution interminable et, si l’on veut, imaginaire. Ce qui était encore possible quelques semaines plus tôt avait cessé de l’être. On disait que des partis religieux financés par les théocraties du Golfe avaient commandité la Révolution. Une vague de terreur vertueuse s’étendit sur la ville – comme lors de presque tous les changements de régime. Les péniches-restaurants amarrées sur les rives du Fleuve durent clore leurs portes. On conseilla aux femmes de sortir bâchées ; à leurs maris de se laisser pousser la barbe et d’éviter les tenues occidentales. La prison contigüe au commissariat était en pleine activité. Elle avait quatre cellules et sentait l’urine, la friture, le tabac refroidi, la sueur. Des émeutiers y étaient incarcérés mais aussi des consommateurs d’alcool, des promeneurs distraits qui avaient négligé l’heure du couvre-feu, des trafiquants insuffisamment malins pour bénéficier de protections, des lycéens en vadrouille cueillis sur un banc ou sous un porche, des étudiants fidèles aux promesses révolutionnaires. L’homme à son arrestation s’était rebellé et on l’avait bousculé sur le chemin puis dans le hall du commissariat. On ne lui permit pas de contacter son ambassade. Il est avéré que six détenus occupaient la cellule où on le fit entrer et qu’un ventilateur grinçait. Ils le regardèrent d’un sale œil. Déjà l’espace se faisait rare. Et puis il était étranger, supposé riche et intouchable mais par sa présence en cet endroit ni riche ni intouchable. Donc proie sans défense. Et il aimait les garçons : la flicaille avait dû en avertir les voyous ; la flicaille ne déteste pas s’amuser, certains soirs. Un mot infamant l’éclaboussa. L’homme, la tête baissée, gagna un coin de la cellule où il s’accroupit. On éteignit les néons, une unique ampoule jaune restant allumée en plus de celle du couloir. Tout fut à peu près calme jusqu’à une heure du matin puis, entre l’homme et son voisin immédiat, une dispute éclata. Ce voisin volait du cuivre dans les entrepôts. Il reprocha à l’homme de le déranger avec ses jambes. Un second mot infamant, comme un crachat bien calculé, fut lancé. L’homme répliqua dans le dialecte local. Les cinq autres détenus prêtèrent main-forte à leur compatriote, le mauvais coucheur, le voleur de cuivre.
3) L’enquête, pour la suite des évènements, demeure lacunaire. L’homme fut retrouvé mort, ligoté et le crâne fracassé contre le carrelage humide de la cellule. Des dents brisées. Une plaie au niveau du sexe et une seconde au thorax. Une barre métallique aurait été l’un des instruments du meurtre. Il est avéré qu’on l’avait entendu râler un long moment. Aucun médecin ne fut appelé. On ne téléphona à son ambassade qu’en milieu de matinée. On ne se dépêcha pas à l’ambassade pour se rendre au commissariat et exiger des explications. Après l’autopsie, on informa sa famille avec laquelle l’homme conservait des liens assez étroits malgré la distance et son corps fut rapatrié puis enterré dans le cimetière de son village natal. Lors de mon séjour dans cette ville, mis au courant par des amis communs, je tentai de me renseigner. Un confrère me fournit les détails qui précèdent malgré les risques encourus. Il m’expliqua que l’agression aurait été ordonnée par les flics eux-mêmes ou par un ex-dignitaire du régime déchu ayant besoin d’effacer un témoin gênant. Il m’expliqua aussi que les six codétenus, inculpés d’homicide volontaire, attendaient un procès sans cesse renvoyé. On ne me reçut pas aimablement à l’ambassade quand j’eus présenté ma carte de presse. On me fit saisir d’un ton insinuant que je n’avais pas intérêt à me montrer trop curieux. Des contrats commerciaux, des équilibres diplomatiques étaient en jeu. On voulait établir des rapports fructueux avec le nouveau gouvernement. On ne voulait pas créer de tensions pour un pédé désormais sans appuis. Dans les jardins dominant le Fleuve, la nuit, aux alentours des péniches-restaurants depuis peu rouvertes, près des cinémas et des hammams, je pus le constater, le ballet des corps avait repris, mais dans une atmosphère de suspicion. Je n’ai jamais rencontré l’homme dont il est question dans cette histoire. J’aurais souhaité devenir son ami. Je ne crois pas qu’il m’eût beaucoup apprécié. Je crois qu’il n’estimait guère les journalistes. On me dit que sa conversation, sa connaissance de la poésie classique et des mystiques médiévaux, son élégance seigneuriale captivaient ses interlocuteurs. On me dit que les garçons l’adoraient, quels que fussent leurs rapports. Parmi tous ceux qu’il a aimés et à qui j’ai peut-être parlé, qui se souvient de lui ?
Patrick Abraham
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