Les passantes, Michèle Gazier (par Patrick Abraham)
Les passantes, Michèle Gazier, Mercure de France, septembre 2020, 174 pages, 16,50 €
Edition: Mercure de France
Le dernier roman de Michèle Gazier, Les passantes (Mercure de France, 2020), est tissé (le mot et sa métaphore apparaissent souvent sous la plume de l’auteur) de mystères. Et comme chez les romanciers de talent, leur élucidation progressive, loin d’assouvir notre curiosité, nous incite, l’ultime page refermée, à recommencer la lecture.
Mystère de madame Prat d’abord, qui ne se prénomme peut-être pas Marie mais Esther (mais alors, qui est Marie et que lui est-il arrivé ?) et de sa douleur hautaine, parfois méchante, de ses cauchemars, du drame qu’elle porte en elle depuis trente ans.
Mystère de ces infirmières de Montpellier, les narratrices successives, Madeleine, Léonor et Lilas, qui viennent soigner chaque jour madame Prat pour son diabète, et de la fascination que la vieille dame sans douceur exerce sur elles : quels accidents anciens, quelles souffrances enfouies ses silences et ses secrets réveillent-ils pour les conduire à s’attacher à elle bien plus qu’elles ne le devraient et, après sa brusque disparition, à enquêter sur elle ?
Mystère de l’écriture de Michèle Gazier, qui fut aussi critique littéraire, traductrice de l’espagnol et éditrice, et de sa puissance sur nous malgré quelques complaisances envers la laide parlure contemporaine (« elle avait déjanté » p.39 ; « un service plus cool que la cardio » p.69 ; « elle cassait l’ambiance au cabinet » p.87), par sa structure, son suspense, le roman possède l’efficacité d’un excellent polar.
Mystère des lieux où se déroule l’action, Montpellier, nous l’avons dit, mais aussi Prades, Céret et Mosset, et des échos qu’ils suscitent même si nous n’en sommes pas familiers, même si nous n’avons jamais parcouru le pays occitan. Michèle Gazier appartient à cette catégorie d’écrivains pour qui les villes, les rues, les places, les bistrots, les maisons, les appartements, minutieusement situés, évoqués avec adresse moins que vraiment décrits, jouent le rôle de véritables personnages, ont leur timbre propre, leur personnalité.
Il y a donc un double récit au cœur des Passantes : nous entrons dans le passé de madame Prat (Esther ou Marie ?) et découvrons peu à peu ce qui la hante, la consume ; nous partageons l’existence des trois narratrices, d’âges et d’origine divers : leur fatigue, leur dévouement, leur mauvaise conscience d’accorder si peu de temps à leurs patients nous touchent et, à la lumière de la « crise sanitaire » récente durant laquelle le roman a été sinon conçu, du moins publié, nous nous rappelons combien leur importance est vitale dans une société en voie de délitement, et avec quelle ingratitude nous leur tournons le dos, une « crise » finie, une maladie guérie, une angoisse apaisée.
Qu’on ne s’y méprenne pas : Les passantes n’a rien d’un roman à thèse ou documentaire, ces horreurs. Ce n’est pas pour rendre hommage aux soignantes, invisibilisées dès que nous n’avons plus besoin d’elles, que Michèle Gazier l’a écrit. Il ne s’agit ni d’un acte militant ni d’une œuvre engagée. Nous sommes en permanence tenus en haleine, on l’a noté. Mais en ayant choisi de tels personnages et en nous permettant, par une polyphonie maîtrisée (encore qu’on eût souhaité que les différentes voix se distinguassent mieux stylistiquement), de connaître leur intimité, de deviner leurs fêlures (leur brève rencontre – professionnelle – avec madame Prat aura été, pour chacune d’elles, une épreuve, une révélation), l’auteur les fait sortir de l’ombre et, à sa manière, sans lourdeur démonstrative, éclaire leur grandeur.
Revenons à la métaphore initiale. Les fils subtils qui composent l’intrigue nous renvoient aux liens, en danger d’effilochage, qui tissent notre monde. Quand nous visiterons un parent hospitalisé et échangerons deux ou trois mots, dans un couloir, avec une passante en blouse blanche pas nécessairement aimable, toujours affairée, admirable et essentielle, nous la considérerons autrement grâce à Michèle Gazier. Nous retrouvons ici l’une des plus nobles fonctions de la littérature : briser la mer gelée en nous ; restituer leur dignité, et leur énigme, à des « vies minuscules » – minuscules en regard de l’Histoire et de ses figures écrasantes, bien sûr. De même, nous regarderons autrement les petites vieilles baudelairiennes à l’allure revêche, aux vêtements démodés, au sourire figé depuis des lustres, à l’héritage familial quelquefois pesant comme pour madame Prat, dont nous croisons avec indifférence le chemin.
Le roman de Michèle Gazier, nous espérons l’avoir montré, en dépit de faiblesses mineures, à rebours des tendances narcissiques actuelles, réussit, autant qu’à nous charmer, à nous troubler.
Patrick Abraham
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