Les Paroles Communes, Lancelot Roumier (par Patryck Froissart)
Les Paroles Communes, Lancelot Roumier, Editions La Renverse, 2017, 120 pages, 15 €
Ecrivain(s): Lancelot Roumier
Lancelot Roumier, poète obsédé-possédé par le MOT, fait partager en publiant ce recueil aux Editions de La Renverse sa fascination pour le langage, ses mécanismes, ses fonctions, son rôle social, ses limites en matière de communicabilité entre émetteur et récepteur d’une part, entre la chose et lui d’autre part et, subtilement, sa nature dans les relations qui le constituent en tant que tel entre référent, signifiant et signifié selon les concepts saussuriens.
L’ouvrage est en fait une somme de trois recueils :
– Les Paroles Communes
– La Carte des Eaux
– Album photo
Les Paroles Communes :
Cet ensemble est présenté par l’auteur comme le « récit » poétique d’un séjour en Ardèche où vivent en colocation des personnages retirés « dans une maison perdue dans un petit village, cachés dans le fond des bois, des routes, cachés au milieu de nulle part ».
Situation éminemment propice à la contemplation poétique…
Dans une première partie, intitulée Les affluents, la parole semble tantôt contenue, contrainte, tantôt vide, tantôt, a contrario, suffisante pour évoquer la banalité de la vie qui passe, le décor tranquille, la vanité du dire, et, tout autant, du non-dire. On a l’étrange impression que le parler se situe soudain dans le silence, qu’il n’est nul besoin que les mots s’ex-tériorisent, que le langage s’ex-prime, comme si, dans le cours simple et naturel de la vie de ces gens-là, le discours pouvait n’être que pensé, ou alors comme si, paradoxalement, on avait tellement de choses à se dire que la somme des mots ferait moraine à vous boucher la bouche…
On utilise des paroles pas prêtes à parler
On se sert des mots sans les dire
On parle des mots qui ne sont pas mots
On est poussé par des fermetures profondes
à faire dans le silence
Dans la deuxième partie, Les Estuaires, on assiste à une sorte de libération. Les digues se rompent, les retenues craquent, les mots passent le sas, le bâillon saute, l’oralisation se (re)fait fluide :
Après des jours des nuits et des jours
On ouvre les silences sur des souvenirs
qui nous parlent
On boit à cette nouvelle source
des mots reconnus
Que s’est-il donc passé ? Fallait-il que le citadin, au contact de la nature et de personnes à la vie naturelle, passe par un temps d’ingestion et de rumination pour finalement régurgiter le vrai sens des mots ?
Au lecteur d’interpréter la succession de ces deux temps, avec les indices que constituent les deux titres : Les affluents/Les estuaires.
La Carte des Eaux :
Cette suite se subdivise également en deux temps : Routes profondes, et Hydrographie des bouches.
On y retrouve, cette fois récurrentes, obsédantes, les analogies entre flots de paroles et toutes sortes de manifestations de l’eau en son état liquide.
Ainsi en va-t-il de l’aridité des terres désertiques et de la sécheresse des bouches où la parole a tari.
Ainsi en est-il des bouches et des puits.
Ainsi de l’écho des mots dans la tête et de celui de l’égouttement des stalactites au fond des cavernes.
Ainsi du bruit des paroles et de celui des cascades ou des torrents.
Ainsi du discours nourricier des relations sociales et de la sève des arbres.
Ainsi de l’émission des mots et du jaillissement des sources vives…
Des mots s’échappent et coulent de nos trous
On refait des mers
A mesure qu’on avance dans le texte, l’élément liquide se heurte aux racines, aux cailloux, se perd dans l’humus, s’y enracine, s’évapore vers les cimes… tout comme les paroles se cognent dans la réalité sociale aux murs de l’incommunicabilité, se dissolvent dans l’inextricabilité des relations humaines ou au contraire les enlacent et en font le fondement, ou, plus couramment, s’envolent.
On a les bouches pleines de terre…
On a les pieds en fougères et, en dessous,
des racines qu’on ne voit pas
Album photo :
Le troisième recueil est d’un tout autre registre. De la description brève, concise, de petites scènes triviales, comme autant de photographies ça et là prises sur le vif, le poète tire sa musique, son univers, sa parole, son rêve, son imaginaire, sa dérive, son envol.
Les photos d’exposition traduites en lettres italiques forment didascalies, brossent à gros traits des décors concrets, d’où est exclue a priori toute probabilité de vision poétique : un banc sur une place, un lit dans une chambre, une terrasse de café, une cabane en bois avec des chiffons, un bonnet de bain rouge, la façade d’une gare, l’intérieur d’un bar, etc.
Ces lieux sont généralement habités : un homme gros, une fille jeune, plusieurs hommes et plusieurs femmes, un enfant…
Tout est anonyme, tout semble anodin, sans caractère, sans le moindre élément spectaculaire. Pourtant, à la suite de chacun de ces tableaux en gris et en mode banal, éclate en un texte de quelques lignes une vision flamboyante.
On n’en donnera qu’un exemple :
De cette photo d’une banalité affligeante…
La façade d’une gare. Une grosse horloge sur la façade marque 17h37. Plusieurs hommes et plusieurs femmes attendent devant la gare, certains ont des valises, d’autres non. Tout le monde est décoiffé.
… jaillissent ces quatre lignes de toute beauté :
ta main comme autant de noms perdus
l’odeur des entrailles qui
brille
par delà les vieux voyages
Avis aux amateurs de poésie : tout est à prendre ici.
Patryck Froissart
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