Les Papillons de Kracov, Quand nous ne lirons plus les livres sous la mer, Sylvie E. Saliceti (par Marie-Hélène Prouteau)
Les Papillons de Kracov, Sylvie E. Saliceti, Éd. du Canoë, mars 2021, 63 pages, 14 €
Ceux qui ont lu les précédents recueils de poésie de Sylvie E. Saliceti connaissent l’étonnante inventivité qui caractérise l’écriture de cette poète. Les Papillons de Kracov confirment cette spécificité. Ces huit chants en vers libres et proses brèves se déploient à partir de l’évocation des derniers pêcheurs de corail répartis entre la Corse et l’Italie.
« Quand le corailleur descend le long de la corde à singe
il accomplit le geste
grave
des enfants
qui entrent dans la ronde
il descend
rejoindre l’humanité
des grands fonds »
Évocation extrêmement incarnée, dans la précision des gestes et du rituel de leur plongée, dans la beauté des coraux et du milieu aquatique sous-marin en même temps que métaphore de l’approche géopoétique de Sylvie E. Saliceti.
Le titre, d’emblée, emporte le lecteur dans un imaginaire totalement insolite : il conjoint l’image des papillons sculptés par l’artiste américain David Kracov, en hommage aux enfants de Tchernobyl qui ont pu être sauvés des irradiations et celle de ces pêcheurs de corail occupés à lire des livres sous la mer durant la longue décompression de leur activité : « Des lambeaux de feuilles peu à peu se détachent ; des phrases imprimées surnagent ici et là. Blanches écorces flottées […] La mer devient le cimetière lumineux des écritures ».
Au cœur de ce dispositif onirique, le lecteur se trouve aux confins de la nature et de l’art : s’y mêlent intimement l’eau et le paysage sous la mer, la magie de sculptures d’acier façonnées par la grâce du sculpteur et ces feuilles de livres emportées par le courant. L’écriture procède par coulées métamorphiques. Ainsi, par la taille, le poids, la forme, le papillon se trouve associé au petit arbuste de corail : « dans ma main je tiens l’univers ». Et la gouache de Sophie Grandval avec son esprit d’enfance qui enchante le monde se trouve en parfaite adéquation avec le poème.
« Quand nous ne lirons plus les livres sous la mer, ce monde aura disparu » écrit la poète. On l’aura compris le souci écologique est ici fondateur de cette parole oraculaire. L’approche déjà présente dans ses recueils antérieurs se déploie plus largement encore dans celui-ci, la disparition des coraux devenant le signe sensible de ce que l’homme fait à la nature. D’où plus que jamais nécessaire « Une parole contre la surcharge, la vitesse, l’enfermement ». À travers le jeu subtil sur les pronoms, je, tu, nous, la poète se parle à elle-même en même temps qu’elle guide le lecteur vers un point d’ancrage de sa rêverie.
Cet état d’éveil sous-tend tout le recueil, informant au sens fort la parole poétique qui se déploie dans la fluidité des images, reliant ces entités qui font monde pour Sylvie E. Saliceti : « Me voilà marionnettiste d’un théâtre miniature d’ombres qui bougent comme une offrande perdue sur ma main. Les arborescences se reflètent sur la chair en une mystérieuse calligraphie d’estampe chinoise-blanche sur la feuille mate du papier de riz ». Le poème renoue avec la conscience émerveillante de l’enfance, avec ses fulgurances lumineuses qui peuplent les grands fonds d’églises et de forêts sous la mer, de poissons qui volent dans le silence des abysses.
« Viens ! Nous suivrons le pêcheur de corail quand il plonge dans le si vieil émerveillement des choses ». Point de déploration triste sur l’état, du monde, c’est l’allant et l’élan d’une subjectivité libre, faite de haute alliance avec le vivant qui se donnent ici. Dans l’exaltation de la beauté à préserver. La poète accorde sa respiration à la lente concrétion du temps des récifs de corail, sortis d’un « ventre amniotique de la terre ». Régression en direction de l’origine. Mais aussi, comme dans son recueil, Couteau de lumière, reconnaissance des rites de cette pêche ancestrale et des « enseignements millénaires d’un art de la joie ». Le « corail est une science ancienne », écrit-elle.
Comme la descente du fleuve dans « Bateau ivre » de Rimbaud est allégorie de la genèse du poème, les Papillons de Kracov invitent à suivre le trajet réflexif de l’écriture conçue comme descente vers les abysses. C’est en s’enfonçant plus avant dans les eaux noires des grands fonds que la poète va chercher une vérité plus profonde : « Et si l’art cherchait simplement un monde pour l’oiseau ? Un monde pour Orphée ? ». Il s’agirait d’opposer à la brutalité humaine qui saccage les ressources du vivant le labeur économe des pêcheurs de corail, ces frères d’élection, de s’en inspirer pour le geste de la main poétique qui, comme dans le mythe d’Orphée, « ouvre les ténèbres ». Dans cette homologie se tiennent un vibrant éloge du simple, une voie vers la connaissance :
« Que signifie faire œuvre exactement […]
Il s’agit de l’autre écriture, celle indéchiffrable du métier de vivre ».
Oblatif, généreux, le geste de Sylvie E. Saliceti donne ici toute sa place à la méditation qui porte au plus haut degré le souci de la terre.
Marie-Hélène Prouteau
Sylvie-E. Saliceti, née le 9 mai 1966 à Saint-Julien-en-Genevois (Haute-Savoie), est un écrivain français
Marie-Hélène Prouteau, agrégation de lettres, DEA de littérature contemporaine, écrivain et critique littéraire. Auteure de neuf livres dont une biographie littéraire de Madeleine Bernard, la sœur du peintre Émile Bernard, Madeleine Bernard La Songeuse de l’invisible, éditions Hermann, 2021.
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