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Les œuvres de la voix, Marwan Moujaes, Christophe Viart (par Charles Duttine)

Ecrit par Charles Duttine 23.09.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Le Mot et le Reste

Les œuvres de la voix, Marwan Moujaes, Christophe Viart, Editions Le mot et le reste, juin 2024, 264 pages, 23 €

Edition: Le Mot et le Reste

Les œuvres de la voix, Marwan Moujaes, Christophe Viart (par Charles Duttine)

 

La voix en ses variations

Quoi de plus familier mais aussi de plus mystérieux que la voix ? Nous sommes habitués au timbre de notre voix, à son grain, à son phrasé ; on l’entend résonner en nous, d’une manière intime, entre diaphragme et oreille. Pourtant on ne reconnaît pas sa voix enregistrée qui nous semble bien étrangère. Et l’on n’a aucune idée de la façon dont les autres la perçoivent. Elle paraît semblable à notre visage, lui aussi si proche et si lointain que seuls les autres dévisagent véritablement. On sait que se voir dans un miroir reste une expérience des plus troublantes et trompeuses.

Alors qu’en est-il de notre voix et de celles des autres ? Il est des voix blanches, d’autres d’outre-tombe, parfois inquiétantes, certaines rocailleuses, graves, inaudibles, quelques-unes agaçantes, stridentes, quelques autres qui avalent les mots ou qui jouent des silences ou encore dont on boit les paroles.

Et aussi, il est des voix lointaines et calmes et graves, celles qui relèvent du murmure, de la plainte, ou encore du cri que Munch a saisi sur la toile, ou bien cette voix fixée dans le marbre pour le célèbre Laocoon. On n’en finirait pas de dire toute la palette de nuances que la voix peut exprimer, qui a en elle de la beauté, du tragique, de la grâce parfois, bref toute une humanité.

L’ouvrage Les œuvres de la voix rassemble plusieurs contributions sur cette question de la voix. Beaucoup de ces interventions s’appuient sur des analyses de performances d’artistes, avec en arrière-plan des références à Derrida, Barthes, Husserl ou encore Wittgenstein. Certaines de ces publications, il faut bien le reconnaître, sont quelque peu amphigouriques, au contraire d’autres restent profondément pertinentes et sont sources d’enrichissements. Curieusement l’ouvrage n’offre pas de synthèse ou d’ouverture à toutes ces contributions, ce qui est dommageable. Même si quelques documents photographiques sont proposés, on en aurait aimé davantage pour l’évocation de certaines performances.

Finalement, ce livre explore toutes sortes d’approches à propos de la voix, des chemins qui semblent mener nulle part mais qui nous conduisent au cœur de certaines interrogations. Il faut l’avouer, l’intérêt principal de l’ouvrage est de soulever toutes sortes de questions. Qu’en est-il de la nature de la voix, de son pouvoir ? N’est-elle qu’un simple moyen de communication et d’échange ? Dans quelle mesure est-elle l’expression de notre personnalité ? Quel lien avec le cri, le silence ? Dans quelle mesure est-elle fascinante, puissante, séductrice comme celle des Sirènes ? N’y a-t-il pas aussi en elle de la vulnérabilité ? Quel rapport entre la voix et l’image qui la porte ? Qu’est-ce que le grain d’une voix ? Peut-on et faut-il dissocier le son, la vibration de la voix, du sentiment ou de l’idée que l’on veut transmettre ? Bref, distinguer la « phoné » du « logos » ? Que serait alors une telle voix à l’œuvre ?

Les différentes contributions cherchent donc à cerner la voix en ses « œuvres ». Toutes disent sa complexité, sa présence, ses potentialités et la richesse de son expression. On retiendra, par exemple, le texte de Françoise Parfait qui rend compte de son expérience passagère d’une aphonie à la suite d’un accident et de sa rééducation. Expérience traumatique mais aussi fondatrice, s’il en est. En réinstallant sa voix, en « reprenant son souffle », s’entendant parler dans « l’intimité de son corps », elle redécouvre alors la puissance de la voix et l’infini de ses possibles. Le propos de Damien Dion, quant à lui, rend compte des recherches de ce que fut le « lettrisme » au milieu du siècle dernier. Des démarches originales où il est question de libérer la voix des mots, le son du sens et d’approcher une poésie phonétique, physique, une sorte de « jaillissement verbal » où la « phoné » se voit dissocier du signifié. Une démarche pleine de singularité d’une « poésie réduite à une forme de vocifération, s’ouvrant à l’expérience de la voix singulière, libérée de la pesanteur sémantique ».

On peut s’intéresser également à la contribution de Barbara Formis, à la démarche authentiquement philosophique. Elle propose d’aller au-delà de la voix comme instrument de communication et saisir ce qu’elle a d’intime. « La voix plonge dans l’intime car son sens se loge davantage dans sa structure sensible, son étoffe sonore et son timbre plutôt que dans le discours qu’elle est censée “véhiculer”, écrit-elle. Qu’est-ce donc que cette voix lorsqu’on enlève le discours, le logos », se demande-t-elle ? Une voix sans but, sans objectif, comme dans le balbutiement, les pleurs, le fou rire, ou encore le hoquet célèbre d’Aristophane dans le Banquet de Platon ? Une « pensée non encore formulée, et peut-être jamais formulable, mais une pensée profondément ancrée dans l’émotion ».

Arlette Farge, en historienne, quant à elle, propose un panorama bien intéressant de ce que pouvaient être les voix au XVIIIème, celle des enfants abandonnés, des femmes, des révoltés et autres émeutiers, des souffrants, des insensés et des patoisants. Des voix jugées « rustiques et sauvages » et combattues par le bon langage, notamment par l’Abbé Grégoire. C’est toute une époque qu’elle nous fait ainsi entendre.

On conseillera donc ce livre riche d’intérêts pour quiconque s’intéresse à des questions en apparence secondaires mais qui révèlent et relèvent de l’essentiel. Cette voix qui nous est propre, intime, parlante, joueuse, souvent lourde de significations a beaucoup à nous dire. On pense à ce mot de Pascal Quignard que rappelle l’une des contributrices ; écrire serait « entendre la voix perdue » en nous, à la façon de la nymphe Echo, dans les Métamorphoses d’Ovide, qui répète imparfaitement, d’une manière faiblissante et insistante les plaintes secrètes d’un Narcisse.

 

Charles Duttine

 

Marwan Moujaes est artiste et maître de conférences à l’Université de Strasbourg, et Christophe Viart, également artiste et professeur à l’École des Arts de Paris I Panthéon Sorbonne.



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A propos du rédacteur

Charles Duttine

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Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie, après avoir étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié deux recueils de nouvelles, Folklore, Au Regard des Bêtes et un récit romanesque Henri Beyle et son curieux tourment.

Son dernier ouvrage (deux novellas) L’ivresse de l’eau suivi par De l’art d’être un souillon vient de paraître aux Editions Douro. Il publie régulièrement dans de nombreuses revues littéraires.