Les mots de tout au fond, Anouk Dunant Gonzenbach (par Marc Wetzel)
Les mots de tout au fond, Éditions des Sables, septembre 2018, 110 pages
Ecrivain(s): Anouk Dunant Gonzenbach
« Ce vide à l’intérieur de moi
Il ne prend pas de la place à la place de, non,
Il est en plus, c’est nouveau
C’est en plus
Les lettres Absolu restent cassées, par terre
Elles ne sont pas la réponse
Enfin, je ne crois pas.
Ce vide,
Celui qui te dit qu’il y a autre chose » (p.42)
Tout fond est, comme un sol de ravin, compliqué. C’est à la fois le point le plus bas, la partie la moins exposée, l’appui le plus fiable, et l’essentiel qui croise les bras. Accueillir ce fond, comme notre poète ardemment y tend, c’est risquer de cueillir d’abord du fruit immangeable, faire de la place à une déferlante et recueillir surtout des spectres ! Eh bien, ça ne fait pas du tout peur à Anouk Dunant Gonzenbach, 44 ans, brillante archiviste genevoise, mère de famille vive et éblouie, cycliste infatigable, comme le disent trois passages :
D’abord, l’archivage, qui est, pour une culture ou civilisation donnée, comme
« Une randonnée
à l’intérieur
de soi-même » (p.85)
Ensuite :
« Il sort de l’école en courant
mon petit garçon
l’odeur
d’un petit garçon
qui sort de l’école
me saute dans les bras
l’odeur
de la mine de crayon » (p.34)
Enfin :
« Ascenseur public de la vieille ville. Un vieux monsieur caresse la fleur de mon vélo. “C’est beau, le vélo” me dit-il. “C’est la liberté”, je lui réponds. Il a une larme à l’œil. “Et vous n’avez pas peur ?” “Vous savez, le vélo, il ne faut jamais arrêter”. Sourires partagés. L’ascenseur arrive à destination » (p.18).
Le recueil tout de suite impressionne et touche, par la franche vivacité et l’exigence chaleureuse. C’est une écriture d’espérance et de recherche patiente, mais voilà une femme qui espère surtout de sa volonté, et fait montre d’une patience bien imaginative ! Partout, un courage souriant et lucide :
« Ça n’explose pas, un arbre » (p.84)
« Mon amie du fin fond de la Patagonie
Doit aujourd’hui renoncer à une illusion
Un espoir masculin au milieu d’une forêt andine.
C’est difficile à enterrer, une chimère,
Ça se rebelle sous la pelle
Alors il faut taper fort » (p.49)
Les « mots de tout au fond », il n’est pas sûr qu’on les écrive et qu’on s’en serve (ce ne sont pas les fonds de tiroir de l’inspiration), mais il arrive bien qu’on les entende (quand on est confident d’un aveu, quand une lecture anodine nous bouleverse, quand nos rêves appellent à l’aide autre chose que des rêves…).
Les « mots de tout au fond », ce ne sont en tout cas ni tous les mots, ni le fond des mots (il y a peu de dicos étymologiques lyriques), ni pourtant le silence de l’abîme. Les mots de surface, de première ouverture, les mots d’orifice (salutations d’usage, préjugés, consignes, flatteries commerciales, réparties vexées), eux, ne manquent jamais, ne se font pas attendre longtemps. Les mots de tout au fond, à l’inverse, sont ceux de nos attentes. Pas l’attente du délai d’advenue, de la patience fonctionnelle, de la course tactique ; mais bien les attentes qui (comme on le dit du Saint-Esprit) sont nos revendications inexprimables, et les cris de notre douloureuse autorité sur nous-mêmes. Les mots de tout au fond articulent secrètement nos exigences, redressent sévèrement le moi rampant, sont le dense et pétillant lexique de nos soucis et soins fondamentaux. On l’entend ici :
« Si j’avais moins d’attentes
Je n’aurais pas ce besoin d’écrire
Je saurais que Merlin l’enchanteur n’existe pas (…)
Je ne passerais pas des heures à laver les épinards bio
Si j’avais moins d’attentes
regarder le 19:30 ne serait pas insoutenable (…)
Je mettrais encore plus souvent ma robe à pois
Je saurais quoi faire du vide
Je saurais que le vide est plein (…)
S’Il avait moins d’attentes
Aurait-il dressé la croix
Et ressuscité
Si nous avions moins d’attentes
Le tombeau n’aurait pas été vide
Si nous avions moins d’attentes » (p.77-78)
Ce vide dont le poète parle ici est le troisième de ce recueil passionnément chrétien. Le premier est le vide accepté par Joseph de la grossesse inexplicable de Marie, « enceinte de rien » (p.93) – il crie d’avance banco et bravo à ce qui viendra naître. Le deuxième vide est sur la Croix, quand l’abandon absolu se fait, et que Dieu moins Dieu fait logiquement zéro (au moins vu d’ici, et quelques jours). Le troisième, comme on l’a lu, est celui du tombeau du Christ : une vie vient de donner sur autre chose que la mort, une résurrection naît comme embrasement sans cendres. Et une fois (« grâce à ce vide désormais apprivoisé », p.101) suffira :
« Accepter ce vide au fond, c’est enlever la pierre
Découvrir le lieu intime, à l’intérieur,
Où il y a de la place, où je fais de la place, où peut-être est Dieu
Qui pour cela a ressuscité une fois, et c’est bien comme ça
Marie court, elle a vu le retournement, elle ne comprend pas
Mais elle sait
Et moi, bien après Marie, comment aborder la
Résurrection ? » (p.99-100)
Anouk Dunant Gonzenbach dit (voilà quoi faire !) :
« Peindre
ce qu’il y a tout au fond
avec des mots » (p.81)
Cela veut dire deux choses étonnantes : que tout au fond, seuls des mots parviennent (et non des choses, des actions ou des personnes ; pas même des images) ; et d’autre part, que ces mots ne sont pas moyen de formuler, mais de peindre. L’extrême fond se badigeonne de signes articulés, et c’est tout. C’est un support sans matière, il faut donc y étaler comme notre pâte de pensée et l’y faire tenir, à la fois protéger la paroi par l’aspect qu’on y place, et protéger cet aspect même en l’éloignant à l’arrière-scène. Peindre, et non photographier, par mots, car nous devons constituer l’image ultime par des apports (délibérés, laborieux), et non simplement l’y faire enregistrer. Une peintre tendre, et magnifique !
Alors l’accueil de la pureté d’être devient possible :
« Tu es
le verbe être
à l’état pur
sans fioriture
sans préfixe
l’antithèse
du paraître.
Par être
tu conjugues la vie
au présent
voir immédiatement
saisir en un rien de temps.
Tu es
Le verbe être
À l’état pur » (p.59)
Marc Wetzel
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