Les mémorables, Lidia Jorge
Les mémorables, avril 2015, traduit du Portugais par Geneviève Leibrich, 348 pages, 20 €
Ecrivain(s): Lidia Jorge Edition: MétailiéSur la couverture, ces pavés sinueux noir et blanc de Lisbonne, et une poignée d’œillets rouges. Ne s’agit-il pas pour la narratrice-reporter, d’origine portugaise, de « découvrir entre les petites pierres, les restes de ces fleurs, l’unique mitraille à laquelle votre peuple a eu recours pour déboulonner ces vieux types ». Travail de mémoire ? sur ces mémorables – ceux, les encore vivants après toutes ces années, qui ont été les acteurs, l’âme aussi, peut-être, de cette Révolution du 25 Avril 1974, au Portugal. Scénario simple : préparation d’un documentaire sur le sujet destiné à une TV américaine ; son titre – l’Histoire réveillée. Les mémorables qu’on va rechercher, observer, faire parler, puis chercher encore (surtout) ce qui se cache derrière leur mémoire affichée, sont sur une photo sépia et souriante, dans un bar de Lisbonne – les « Mémories », il y a trente ans, dans le soleil de la Révolution des fleurs rouges. Enquête à sa façon. On aura compris qu’on est d’un bout à l’autre de ce très beau livre, dans le miroir, les jeux d’ombre et de lumière. Si l’on vous dit enfin, que la narratrice est la fille – partie vivre aux USA, depuis longtemps – d’un journaliste acteur lui aussi de ce pan d’histoire portugaise, qu’elle retrouve taiseux et dissimulé, vous aurez compris que dans ces mémoires, fonctionnent aussi des boucles, et des cercles imbriqués. Au bout – n’est-on pas au Portugal ! – c’est des sculptures baroques de la fenêtre manuéline de Tomar qu’il s’agit, bien plus que d’un dessin linéaire et géométrique propre à l’esprit américain.
Construction classique – très – d’un récit qui nous balade de celui-ci à celui-là des « héros » d’Avril. Rigueur répétitive du schéma de questions posées, dont la seule fin est d’éviter la langue de bois, le déni, plus que le mensonge, l’oubli. Dont la musique est chaque fois, en creux, la résonance sur les jeunes reporters pas nés à l’époque des faits, mais grandis dans leur ombre. Dont, enfin, pour la narratrice, l’essentiel finit par être sa propre histoire et les rapports avec son père. Boucle et courbes à l’infini, disait-on…
Pour nous, lecteurs – et souvent, acteurs à notre façon de cette Révolution lointaine, qui a fait nos « batailles » de l’époque – c’est le cœur battant qu’on attend celui qui fut Otelo De Carvalho, appelé par ses amis El Campeador, la veuve du Capitaine d’Avril, Salgueiro Maia, le Costa Neves qui occupa la Radio Clube Português qui fut la voix de la révolution, et aussi – et, surtout – ce Zeca Afonso – l’ombre de ce cante « Grândola vila Morena » qui chante encore tellement en nous ! Nous entrons sur la pointe des pieds chez ces gens d’âge respectable – parfois encore imbibés de leur légende, d’autres fois moins ; aucun ne nous laissant indifférents. Nous entendons – face lumière de la médaille – le récit de « leur » 25 avril ; puis, mezzo voce, leurs regrets à peine murmurés, leurs déceptions du bout des lèvres, leur refus – souvent – de dire à l’extérieur la mise à l’écart, la non reconnaissance des autres, quand ce n’est pas leur rejet violent. « Vous voulez dire que pendant neuf années, les militaires n’ont pas promu votre mari, ils l’ont exilé dans des endroits ou des îles où il n’avait rien à faire… et lui, qui fut le visage le plus visible de tous ceux qui ont donné la liberté au pays, n’est pas mort de chagrin ? – Mon mari – dit la veuve – n’est pas mort de chagrin, il est mort avec chagrin… ». Lidia Jorge parle d’un « voyage au cœur de la fable », tout semble dit. Le rire de la photo sépia s’effrite ; on s’en serait douté. « Sur la photo, El Campeador regardait au loin, au-delà de la rue, au-delà de l’Atlantique, il regardait peut-être en direction de La havane, de Tripoli ; le plus grand chêne regardait vers le lointain… »
Beau livre grave, dont on devinerait les yeux fermés à l’entendre lire (il est fait pour ça aussi) qu’il appartient à cette magistrale littérature portugaise d’aujourd’hui. Quelque chose dans l’écriture – jamais droite ! toujours rigoureuse et si littéraire, dans le sujet bien sûr, croisant à l’infini les Événements géants de ce petit pays, et bien plus, leur écho. Saupoudrant, mais si peu, de cette Saudade des fado de naguère, un humour pince sans rire, parfois, et une lucidité ancrée dans le Portugal d’aujourd’hui. Pareilles à aucune autre, les plumes portugaises ! Et celle-là en particulier.
Poignant, essentiel, Les mémorables, on l’aura compris.
Martine L Petauton
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