Les Lumières de l’ombre, Libres penseurs, hérétiques, espions (par Gilles Banderier)
Les Lumières de l’ombre, Libres penseurs, hérétiques, espions, éditions Honoré-Champion, mai 2020, Sophie Bisset, Marie-Claude Felton, Charles T. Wolfe, 310 pages, 55 €
Edition: Editions Honoré Champion
« Le côté obscur des Lumières » : la formule est facile et ressemble à une accroche de journaliste en mal d’inspiration. C’est pourtant bien le territoire que ce volume prospecte. Que furent les Lumières ? On se représente une confrérie d’écrivains élégants et de penseurs raffinés regardant tous dans la même direction, tous préoccupés jour et nuit d’améliorer le monde en général et l’humanité en particulier, de libérer celle-ci de tout ce qui peut contribuer à l’amoindrir, à l’effrayer ou à l’oppresser. Cela, c’est l’image d’Épinal ou la vision propagée par les manuels de littérature. La réalité fut sensiblement différente. De nombreux écrivains des Lumières se haïssaient. On préfère fermer les yeux sur l’antisémitisme et le racisme qui se donnent libre cours dans les œuvres de Voltaire. Ainsi qu’on l’a finement remarqué, l’univers clos et étouffant du marquis de Sade, lieu de supplices infinis, annonce la rationalité concentrationnaire.
Le présent volume donne à lire une série de communications prononcées en août 2013, à la faveur d’un séminaire de « jeunes dix-huitièmistes ». Ce n’est jamais sans appréhension qu’on ouvre un volume de ce genre, car si la jeunesse est un âge de la vie ou un état d’esprit, elle ne constitue pas un critère d’évaluation scientifique. Cela constaté, les textes rassemblés dans cet ouvrage sont d’un bon niveau et il semblerait même que nos jeunes chercheurs aient tourné le dos à certaines lubies qui rencontraient encore la faveur de leurs aînés.
Bien que ce séminaire ait eu lieu à Erfurt, aucune contribution n’est en allemand. Les textes sont publiés en anglais et en français (les deux chercheurs issus du monde slave – Biélorussie et Russie – ont employé un l’anglais, l’autre le français, soit dit en passant à un niveau de qualité qu’on aimerait bien rencontrer chez les étudiants français).
Nos jeunes chercheurs ont évolué dans des zones grises de la connaissance, des secteurs mal cartographiés et il n’y a personne qui n’apprendra quelque chose dans ce volume, qu’il s’agisse d’une figure mineure comme l’abbé Galiani, d’un pamphlétaire oublié, Théveneau de Morande, dont la « vision crépusculaire du monde » module le thème de la dégénérescence de l’aristocratie (et tout constat de dégénérescence appelle au moins implicitement un projet de régénération – reste à savoir la forme qu’il prendra) ; des cafés comme « mauvais lieux » ; de l’Essay on Woman de John Wilkes (parodie obscène de l’Essay on Man de Pope) ; de la vision de l’histoire juive chez Spinoza et ses continuateurs ; du rapport entre matérialisme et athéisme spéculatif ou pratique ; de la théorie des climats dans L’Esprit des lois ; de la franc-maçonnerie en Russie et durant la Révolution française (lui-même maçon de haut rang, l’abbé Barruel aurait-il eu raison ?) ; des Russes et des Polonais à Paris ; des prostituées à Aix-en-Provence, etc. L’article fascinant sur le rayonnement du prophétisme cévenol dans le Refuge huguenot se lit comme un véritable roman de la folie religieuse.
À qui dirait, en faisant une grimace, qu’il s’agit d’érudition inutile par définition, il faut répondre que, contrairement au Moyen Âge et à la Renaissance, périodes fermées, désormais inactives, les Lumières ont façonné le monde dans lequel nous vivons. À bien des égards, leur esprit est toujours vivant. Cet esprit est celui du monde occidental tout entier. La planète est actuellement dominée par les États-Unis, qui sont le produit le mieux réussi – ou le moins raté – des Lumières européennes, dont les combats se poursuivent et dont les poisons agissent toujours.
Gilles Banderier
Sophie Bisset (Sussex), Marie-Claude Felton (Montréal) et Charles Wolfe (Gand) sont chercheurs en histoire des idées et en philosophie.
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