Les lois de la frontière, Javier Cercas
Les lois de la frontière, traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, janvier 2014, 352 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Javier Cercas Edition: Actes Sud
Les zones de fluctuation
Un écrivain engagé par une maison d’édition doit écrire un livre sur un personnage controversé prénommé Zarco. Délinquant multirécidiviste et célèbre pour ses braquages dans les années 70, Zarco suscite dans l’inconscient collectif des habitants de Gérone une certaine ambivalence teintée d’admiration. Lui et sa bande parcourent la ville en commettant délit sur délit jusqu’à ce fameux été 1978 où la police met un terme à la survie de la bande. Mais Zarco n’a pas dit son dernier mot…
Marqué comme tout le monde par cet événement, l’écrivain entame une enquête et convoque les personnalités qui ont connu Zarco afin de recueillir leurs souvenirs sur la relation que ce dernier entretenait avec ses proches. Parmi les témoins comme l’ancien inspecteur de police qui avait connu la bande à l’apogée de sa violence, le directeur de la prison où Zarco avait exécuté sa peine, il va aussi rencontrer l’avocat qui avait défendu Zarco. Ce dernier était un des membres de la bande mais aussi un des plus proches amis de Zarco impliqués dans les braquages de l’été 1978.
La subtilité de Javier Cercas est de mettre en exergue plusieurs versions d’un même récit sur la vie de Zarco et sur la relation ambiguë qui entoure le trio formé par l’avocat (alias le Binoclard à l’époque des délits), Tere (la supposée petite amie de Zarco et dont le Binoclard tombe amoureux) et Zarco. Ainsi, le lecteur, confus, suit ces différentes versions sans réellement se faire une opinion sur le rôle de chacun et sans pouvoir démasquer la taupe qui a précipité la bande dans sa destruction cet été 1978. Au fil de la lecture et de la confrontation entre les différentes versions, la vérité émerge peu à peu. Cependant, le lecteur doit patienter jusqu’à la dernière minute pour comprendre toute l’histoire. Les lois de la frontière est aussi un roman qui pousse dans ses derniers retranchements le pouvoir des mots à dire la chose. C’est une expérimentation sur la capacité de la littérature à restituer l’exactitude d’un événement qu’on veut conter. Le roman est à la frontière du roman policier et du récit psychologique. En effet, la complexité des relations qu’entretiennent Zarco et Tere, Le Binoclard et Tere, et Zarco et le Binoclard, maintient le lecteur en haleine. Là encore Javier Cercas sait éconduire le lecteur de façon malicieuse. Il ne dévoile vraiment les motivations et sentiments de chacun qu’après de longues heures d’enquêtes et de contre-enquêtes.
Les lois de la frontière est aussi un roman social qui décrit la sortie de l’Espagne franquiste et sa marche tâtonnante vers la démocratie. La bande de Zarco désigne cette zone de fluctuation, de l’entre-deux où tout est à reconstruire.
« C’était au début de l’été 1978. Une drôle d’époque. Du moins, c’est le souvenir que j’en ai. Franco était mort depuis trois ans, mais le pays, régi encore par les lois franquistes, avait l’exacte odeur du franquisme : il puait la merde. J’avais alors seize ans, Zarco aussi. Et nous vivions à la fois très près et très loin l’un de l’autre ».
L’enquête du personnage de l’écrivain se fait trois décennies plus tard, à l’orée des années 2010. L’intrigue prend du recul par rapport à cette période pour mieux la juger… Cette rétrospection permet aussi de souligner la démarcation entre différents territoires : celui de Zarco et de Tere, symbolisant les parias, les intouchables et celui dans lequel vivait la famille du Binoclard :
« A l’époque, par exemple, la ville était entourée de quartiers où vivaient les charnegos. Le mot ne s’utilise plus maintenant, mais il désignait alors des travailleurs venus en Catalogne des autres régions d’Espagne, des gens qui, en général, n’avaient pas un sou vaillant en poche et qui étaient venus là pour commencer une nouvelle vie (…) à la fin des années soixante-dix, (…) la vieille ville était entourée de quartiers ouvriers : Salt, Pont Major, Germans Sabat, Vilarroja. C’est là qu’affluait la racaille ».
En conclusion, Javier Cercas accomplit là une performance car au delà de l’histoire de Zarco et de sa tragédie, l’auteur dissèque une société à la sortie d’une dictature et son lent apprentissage de la démocratie.
Victoire Nguyen
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