Les livres, gouverneront-ils un jour ? (par Amin Zaoui)
Bien que la lecture soit rare, bien qu’elle soit élitiste et bien que les institutions chargées de la lecture, dans notre pays et dans la région, soient fragiles et vides, le livre fait peur aux ennemis des lumières. Une magie. Un génie. Le livre détient une force extraordinaire. Et c’est sans doute à cause de cette force inépuisable qu’incarne le livre que toutes les grandes religions terrestres ou célestes, grandes par leurs violences ou par leurs sagesses, ont choisi « le livre » pour en faire leur Histoire et leur légitimité.
La lettre est une bombe ! Un mythe.
L’Histoire humaine nous relate les différentes peines et sanctions que les livres ont endurées à travers les temps. Les livres dans toutes les langues. Les bons livres.
Dès que les livres intelligents bousculent le fanatisme religieux dans les interprétations des Livres sacrés, les porteurs de ce fanatisme ne reculent point pour commettre le crime abject et avilissant : jeter les livres des philosophes, d’écrivains littéraires, d’historiens au brasier !
Les livres sont des êtres vivants. Ils ont une âme et un corps. L’Histoire nous renseigne suffisamment sur les faits infâmes de l’Inquisition en Espagne, au Portugal et ailleurs. La main du feu est passée par là ! Les bûches. L’incinération ! La crémation ! Les odeurs des encres et des pigments. Feu ! Les odeurs des papyrus, des parchemins, des papiers chinois, des papiers japonais… Feu ! Et quand les livres sont attaqués, les écrivains de ces œuvres, les maîtres, ne sont pas non plus épargnés ! La destruction. Le feu. La pendaison. La potence. La guillotine. Il faut anéantir les deux, livre et écrivain du livre. On condamne un livre pour tuer son créateur. On assassine l’écrivain pour ne plus reproduire d’autres livres qui menacent l’obscurité et dérangent l’animalité humaine. Mais les livres, les bons livres, les indociles, les désobéissants, ressurgissent sous d’autres formes, dans d’autres contrées, dans d’autres langues.
Le livre est un mythe !
Le bon livre ne meurt jamais. Il renaît de ses cendres. Il traverse les langues. Franchit les frontières. Surmonte les censeurs et les censures. Il enfante et s’enfante.
On brûle un livre dans cette nation, pour le retrouver pris en charge par une autre nation. On extermine un livre dans une langue pour le rencontrer dans une autre langue. Les langues sont hospitalières et généreuses. On assassine une voix écrivaine dans ce pays pour voir ses consœurs se multiplier ailleurs !
Le fascisme a commis un sale boulot. Des bibliothèques brûlées. Des livres massacrés. Des écrivains tués ou exilés. Le fascisme est l’usine de la diabolisation et de la malédiction.
Le stalinisme, de son côté, a massacré les livres. Beaucoup de sang déversé et beaucoup d’encre brûlée. Le Goulag. L’URSS. Staline. La mémoire de la Sibérie est encore fraîche pour nous raconter les épreuves d’écrivains exilés dans ce nulle-part : Soljenitsyne, Marina Tsvetaieva, Ossip Mandelstam, Varlam Chalamov… Et voici l’islamisme qui n’est qu’une autre édition du fascisme. Une édition religieuse. Sur les traces de ses pairs, l’inquisition, le fascisme, le stalinisme, à son tour l’islamisme a mis le feu dans tout ce qui est beau, par-dessus tout le livre. Il a incendié tout ce qui relève du rêve et de l’espoir : les bibliothèques, les salles de cinéma, les théâtres, la musique. Il a tué les fleuristes, les libraires, les bibliothécaires, les comédiens, les musiciens et bien sûr les écrivains.
On raconte que le chef de la conquête musulmane Amr Ibn al-As (573-664), lors du siège de la ville d’Alexandrie en 642, ne sachant que faire des fonds livresques inestimables de sa célèbre bibliothèque, aurait demandé conseil au calife Omar ibn al-Khattâb (634 à 644), qui lui écrira : « Si ces livres sont conformes au Coran, ils sont inutiles et tu peux les détruire. S’ils sont contraires, ils sont pernicieux et tu dois les brûler ». Les extrémistes religieux ont peur que les livres humains fassent éclipser, un jour, le Livre sacré ! Mais un Livre sacré ne pourra jamais prendre sa dimension spirituelle s’il est coupé des livres séculiers. Chaque livre, qu’il soit divin ou humain, sacré ou profane, a sa place dans l’Histoire humaine. Les écrivains comme les prophètes, les écrits sacrés comme les profanes, aux yeux de l’Histoire, sont tous sacrés : Moïse, Jésus, Mohammad, Confucius, Homère, Dante, El-Mutanabbi, El-Maâri, Averroès, Cervantès, Dostoïevski, Tolstoï, Shakespeare, Gibran Khalil Gibran, Émile Zola, Hemingway, Kateb Yacine, Dib, Naguib Mahfouz, Mouloud Mammeri, Laâbi, Amos Oz, Mahmoud Darwich, Philip Roth…
Amin Zaoui
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