Les jouets rouges, Jacques Cauda
Les jouets rouges, éd. Contre-Ciel, 2016, 37 pages, 12 €
Ecrivain(s): Jacques Cauda
L’œuvre peinte serait-elle objet créé dans ce purgatoire ab et ad vitam aeternam au cœur duquel nous sommes jetés pour avoir commis le crime de l’amour ? Drôle de question, étrange idée ! Quoique, complices, nous le sommes bien, dixit un certain Charles Baudelaire, dont la citation extrait de Mon cœur mis à nu paraît en exergue des Jouets rouges : « Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour, c’est que c’est un crime où l’on ne / peut pas se passer d’un complice ». L’œuvre peinte aborde la bouche d’Eros jusque dans ses éclats de salive et sève saisies, face surfigurée, dans le précipice effroyable de l’étreinte amoureuse.
« J’ai toujours un conseil sur moi : “Mon pote, ne t’embarrasse pas des choses qui appartiennent aux yeux en les faisant passer par les oreilles, car tu seras dépassé et de loin par l’œuvre du Peintre !” Conseil de Léonard de Vinci à l’Écrivain que je suis. C’est pour ça que j’ai choisi la peinture. Pour les tenir par les hanches et jouir d’un coup, brutal, un bâillement d’effroi, en faisant s’évanouir dans leur bouche l’existence de Dieu ».
Cela n’est pas signé Georges Bataille, mais Jacques Cauda, peintre et écrivain. Qui en écrivant la peinture, le pastel gras au bout tendu du doigt, nous l’enfonce par l’oreille, interne. Et écrit « juste » comme on peint « juste »*. Car les yeux broient l’espace surfiguratif (Jacques Cauda est l’initiateur du mouvement surfiguratif), et l’anatomie en prend pour sa fulgurance recousue à vif sur ses plaies purulentes ouvertes au Jouir comme une gâterie addictive, et « la littérature » exulte, un frisson, rabelaisienne, un rien « sadique », attendant « sous la couv » ou derrière le facing les pages d’un roman gothique à la Crébillon fils – énormément coruscantes, flamboyantes.
« Souffl(ant) la démesure », l’Écrivain Cauda dame le pion au Peintre qu’il est lui-même, si perspicace qu’il en écarterait presque le ciel de ses mots en « pâture sans frein » à s’exaucer dans une manducation du plaisir dégusté « comme morceaux de roi ! ».
Il souffle la démesure
dans la bouche minuscule
* « Écrire sur la peinture, n’est-ce pas, revient rarement à écrire la peinture. L’idée pourrait même paraître spécieuse. Sauf qu’écrire la peinture c’est tout bonnement écrire “juste” comme on peint “juste”. Comme une image est Juste, pour le dire à la manière de » (Jacques Cauda, 2017).
des belles
qui restent ouvertes
lèvres
longtemps écartées.
Elles en frémissent encore !
La chose est énorme,
amère liqueur
terre brûlée !
Il y répand lyre et liesse
jusqu’à satiété
pillant au plus profond d’elles
exultant le luxe de sa monstruosité
forçant barrières et chairs délicates
terrifiant comme une trombe :
il écarterait même le ciel ! »
Depuis le purgatoire ad vitam aeternam dans lequel il est jeté, l’artiste-écrivain pille et razzie la loi des séries déclinée dans la vie en répétition sans fin qui, « comprise dans la peinture, au lieu d’en appauvrir le sens, lui donn(e) une fécondité (foudroyante et omnipuissante) comparable au travail du temps sur le monde, pourtant opaque », émue et réincarnée par ce « seau d’eau fraîche » immanquablement dés-Alter-ant. Cauda voit le monde « avec cette idée paulinienne que les aspects visibles d’un être se laissent voir par la réflexion de l’intelligence, à partir des œuvres de la création du monde ». Il est bien écrit : « à partir de »…
« Je suis heureux quand je peins, je te regarde et je vois un monde dont je ne sais rien, un monde qui n’est ni signifiant ni absurde, un monde qui est tout simplement comme ton cul ! Oui, je suis comme l’Insensé. Au chorège. Sur les danses. Perspicace ! Et le monde, à mesure que la toile avance, assimilable à ce qui tu es et qui tu es, mon amour ! ».
Parfois, – entre une séance à l’Atelier et le happening brutal avec poupée gonflable gonflée-à-crever par l’ogre (« Je t’ogre tout bonnement ! ») alias « le désosseur ailé » ; entre « un rêve mort » et le « souvenir du jouir en bande organisée » ; entre une scène d’intérieur où l’intimité d’Elle, nue, se dévoile au voyeur qui guette derrière sa fenêtre et le mal d’aimer, « potions liqueurs et sirops / ferments de ses jouissances / qui montent jusqu’à ses yeux / qui ressortent vainqueurs » – passe parfois le paysage synesthétique et que l’on croirait calme d’un après-midi où « le crime » prémédité pourtant ferait bien sa petite affaire, peut-être, bandé au bord des yeux, agitant ses hochets rouges, spectres des jouets du plaisir, fruits du jardin érotique, suspendus comme une tentation délicieusement/douloureusement énorme… Là, quelques accents baudelairiens des Fleurs du Mal et de Mon cœur mis à nu ponctuent la toile des Jouets rouges en correspondances chaudes et colorées, suggestives – quelquefois « à la Edouard Manet ». Ici, le sommeil par le truchement du rêve redonne du souffle et des formes aux corps « devenus cinématographiques »…
Par le truchement du rêve, le sommeil est l’un des meilleurs moments à vivre à deux, dans cette douceur des corps devenus cinématographiques.
Les corps au cinéma sont des images de la langue que nous devenons dans nos rêves. Et des images qui, pour muettes qu’elles sont, s’entendent marcher pieds nus, et sans autre effet que celui du langage. Exemple : « la nudité a créé le mot “femme” à son image ».
… et l’image, onirique-symbolique, invente une nouvelle sémantique où le Langage, réfléchi, ouvre les voies interprétatives du réel…
« Plus loin, les yeux de plus en plus enfoncés dans mon rêve, je l’entends poser ses cheveux sur mon ventre, en même temps que sa bouche m’apparaît comme posée sur une table recouverte d’une nappe blanche derrière laquelle des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres, et dont l’effet transpire de dessous en dessus, m’emportent au fil du rêve dans un souffle nouveau devenu nuage où je me réfléchis à la manière d’une couleur sur un miroir.
Au réveil, café noir pour moi qui reste couché pour l’admirer aller et venir toute nue trottinant sur ses talons aiguilles. J’avale mon café vite fait et lui tends la tasse. Elle la prend en m’embrassant. Sa langue (docile servante de mon esprit : avale et tu verras) cherchant et recherchant à travers moi toutes sortes d’aventures, dont celle de déposer respectueusement une hostie consacrée sur son cul. Un peu plus tard, dans la matinée, je me souviendrai de cette image : pourquoi et comment étais-je passé de la table de mon rêve recouverte d’une nappe blanche à la table eucharistique ? »
Ces voies, inédites, murmureraient-elles quelques éclats de la grande Geste du Vivre perpétrée comme un « crime » commis gratuitement : absurdement – dans la récidive de l’amour fait, dont on s’exécute pour mieux voir surgir de nos rêves fissurés Les jouets rouges, ces hochets ad vitam aeternam de nos désirs inapaisés ?
Murielle Compère-Demarcy
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