Les innocents, Assaf Gavron
Les innocents, juillet 2014, traduit de l’Hébreu par Laurent Cohen, 650 pages, 25 €
Ecrivain(s): Assaf Gavron Edition: Rivages« Maaleh Hermesh 3, une petite colline au milieu de nulle part, au milieu de partout, avec quelques rochers, des ronces et des âmes ». Une Implantation en Galilée, de nos jours, pas vraiment légale, un peu foutoir des vies des gens, des vies des Juifs, venus, ou revenus du vaste monde, ou bien de Tel-Aviv.
Pas loin de 700 pages pour dire, au fond, tout, ou presque de l’homme. Une gageure ? Plutôt un chef d’œuvre, un encore d’Assaf Gavron.
Livre bâti curieusement, comme si on nous faisait tourner en rond, dans les vies, les trajectoires du petit peuple des « implantés », dans l’Implantation elle-même, dont il copierait le plan mi-cylindrique, mi-labyrinthe. Manège fascinant, qui nous berce, ou nous malmène, selon les moments ; étrange et passionnant voyage au cœur du pays Juif : gens, bêtes, paysages, politiques, évènements macro ou micro. Passages presque épiques : « cette colline, ces vents, ce paysage antique… », en ce territoire dont Aharon Appelfeld dit qu’il n’y a pas au monde de lieu plus naturellement religieux, et la page derrière, vie quotidienne et loupe de l’entomologiste, puis, trois pincées de chapitres plus loin, des moments d’un humour à nous fendre le ventre. Tout est dans Gavron, qui connaît « ses » Juifs par tous les bouts, ne leur passe rien, et les console de tout !
L’histoire est organisée autour de la vie – les vies ! – de deux frères : Gaby et Rony Cooper. Le dernier revient de la lointaine Amérique – où nous saurons pas mal de choses sur les usages de la Communauté – après quelques passages – disons, particulièrement dangereux, dans le milieu des banques d’affaires et des traders louches ; on comprend vite qu’il « se planque ». L’autre, se faisant appeler à présent Ne’houshtan, a fait un retour vers la foi, et ponctue une vie d’ascète de prières et de visites à la caravane-synagogue. Traditionaliste, en colère contre les Juifs-light « dont on ne voit même plus la kippa », et les gauchistes israéliens, qui viennent à tout bout de champ soutenir de leurs manifestations les villages arabes voisins : « Gabriel ? Un Juste. Il demande toujours à prendre le tour de garde de minuit, et il récite le Tikoun Hatsot ; – salut le Juste ! dit Nir ; Shalom, shalom, répondit la voix fatiguée de Gaby ». Avant – il y a un bout de temps – ce Cooper-là aussi a fréquenté la grande Amérique, et lui, ce sont des ennuis intimes et familiaux qui lui ont fait reprendre un jour un vol pour Eilat… Et les autres occupants des caravanes sans confort et perméables au vent d’hiver – celui qui descend du Golan – sont comme eux, des nomades, partis, revenus, hésitant entre l’Israël à l’Occidentale des bars de Tel-Aviv, ou d’improbables études « couvant leur doctorat dans les bibliothèques de Jérusalem », et les deux chèvres de leur coin de presque désert, où le générateur électrique qu’on relance à la main, et qui lâche une nuit sur trois, représente le personnage type de la vie pionnière à l’ancienne. Allégorie du peuple Juif, que ces trajectoires ballottées, toutes merveilleuses d’humanité et chargées de tout l’humour du monde, qui, au bout, reviennent poser leurs valises trouées dans cette implantation « promise » où visiblement ils aimeraient tous s’arrêter. Ce sera sans compter sur les décrets – caricatures d’administration – de l’État Israélien, d’un passage à venir de la barrière de sécurité, et en négligeant ce Tsahal-défense, dont le portrait n’a plus rien de sa légende. Sans compter aussi sur un projet économico-commercial d’entreprise d’huile d’olive à l’ancienne, au goût garanti-crasse, sans aucune machine, avec un Palestinien du village d’en face : « Hilith avait conclu l’affaire avec Kamal du village de Harmish, qui amènerait deux ouvriers, et bosserait rapidement pour un prix raisonnable, sans toutes ces complications de sécurité sociale, droits de retraite, navette transportant les ouvriers jusqu’au chantier, ni tout ce bordel qu’exigent les travailleurs juifs ! ». Comme une mini-nouvelle hilarante et profondément politique, au bout ! Car, et cela vaut le voyage, on peut dans ce même livre, Les innocents, en gagner en fait plusieurs. Tous, fouillés, méticuleusement achevés, fabriqués à l’ancienne. Que choisir ? Le documentaire sur la vie dans les implantations étant obligatoire ; mais, pourquoi pas aussi le « heurts et malheurs du Juif en Amérique », « pièges de la vie à Tel-Aviv », « participer, de l’intérieur à une réunion gouvernementale », ou – ne pas le rater, celui-là – « démanteler une implantation illégale » (avec « engins sur chenilles immenses et poussiéreux ») ; sans compter encore « un Kibboutz du Golan ; années 70 (« et son air minéral ») », ou « road-movie en Israël », avec Subaru, quatre-quatre primitives, et pneus menacés par des clous pas forcément palestiniens…
Personnages dits secondaires, au goût fort, tous, des gamins aux chiens (« Condee » se nomme l’un d’eux, pas le moins agressif !), au chanteur raté, aux maris infidèles face à des femmes toutes solides et répondeuses, qui nous prennent par le côté du rire, de l’affectif, des pleurs au bord des yeux, aussi, mais jamais loin du sourire. Dans chacun d’eux, on l’aura compris, on retrouve encore l’allégorie du peuple secoué qui ne peut pas mourir…
Un beau projet de voyage en Israël, ce printemps ? Ou le livre d’Assaf Gavron, qui équivaut sur tant de points ? Ou les deux ? Rien que du bonheur, en tous cas !
Martine L Petauton
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