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Les Indignes, Agustina Bazterrica (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 29.01.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Roman, Flammarion

Les Indignes, Agustina Bazterrica, Flammarion, janvier 2025, trad. espagnol (Argentine), Margot Nguyen Béraud, 190 pages, 21,50 €

Edition: Flammarion

Les Indignes, Agustina Bazterrica (par Patryck Froissart)

 

Atmosphère, atmosphère… Voilà un roman qui a vraiment une gueule d’atmosphère… nauséeuse.

L’histoire se situe quelque part au milieu de nulle part, dans une ère indéterminée que le lecteur est toutefois à même d’à peu près dater, en interprétant quelques éléments narratifs indiciels pseudo-historiques disséminés parcimonieusement, comme postérieure à une catastrophe apocalyptique provoquée par une humanité rapace ayant réussi à détruire la quasi-totalité des espèces végétales et animales et à provoquer presque intégralement l’extinction de son propre genre. La narratrice est l’une des résidentes, arrivée là après une longue errance, dont elle relate par ailleurs, histoire dans l’histoire, le cheminement aventureux dans un environnement désertique à ce point dévasté que, symptomatiquement, le mot « forêt » est systématiquement barré dans le texte lorsqu’il apparaît « accidentellement » sous la plume de cette chroniqueuse clandestine.

L’action se déroule dans un lieu clos, isolé, bénéficiant d’un jardin préservé, habité par la communauté dite « Maison de la Sororité Sacrée », en apparence exclusivement féminine, ce dont « on » a convaincu les pensionnaires visibles et ce dont le lecteur est lui-même persuadé jusqu’au coup de théâtre final.

Ce microcosme est strictement organisé en une société à la structure pyramidale, dont la couche inférieure visible est celle des « servantes », les statuts intermédiaires comprenant les Saintes Mineures, la Sœur Supérieure, les Pleines Auras, les Diaphanes d’Esprit… et la caste la plus haute, celle à laquelle toutes rêvent d’accéder, est celle des Illuminées qui, une fois désignées, deviennent invisibles, emmenées dans un Refuge, mystérieux naos interdit d’accès à leurs consœurs :

« Elles sont derrière la porte noire en bois sculpté, protégées, et Lui seul peut les toucher ».

Tout ce petit monde, qui se nourrit exclusivement d’insectes élevés dans « la Ferme aux Grillons », eût pu vivre, en réaction à la tragédie mondiale, dans l’ambiance d’une quiétude spirituelle et d’une sérénité marquée par la communion présidant aux rituels quotidiens, et par le recueillement individuel et collectif. Eh bien, non, cette vision utopique n’est absolument pas celle que l’autrice a voulu nous faire partager.

Las ! La « sororité » affichée n’est que leurre.

Nous évoluons en la plus inhumaine des dystopies, la cruauté étant le trait essentiel de caractère des sœurs qui sont en permanence mises en condition de se réjouir (de jouir ?) du spectacle des horribles sévices quotidiens que la Supérieure exécute ou qu’elle ordonne à Lourdes (sic), sa femme de main qui ne l’a pas légère, la bourrelle de service, la femme au fouet, d’infliger à chacune à tour de rôle.

La soumission aux flagellations, humiliations, mutilations régulières est absolument acquise, d’une part parce que chacune voit dans son propre tour de torture la perspective de savourer le lendemain la séance promise aux autres, d’autre part parce que l’acceptation des tourments les plus abominables constitue la promesse d’un éventuel accès au statut d’Illuminée. Les prétextes à punitions supplémentaires sont multiples, divers, arbitrairement dépendant des caprices sadiques des gardiennes de l’ordre, la faute la plus condamnable étant la moindre allusion au « Dieu erroné, au faux fils, à la mère négative », trinité remplacée par un « Lui » physiquement mais occultement présent.

Les tortures sont décrites avec une crudité tellement « réaliste » qu’on n’en donnera pas ici un échantillon, par respect pour les lecteurs sensibles. Illustration « parfaite » des atrocités sans limites dont est capable l’être « humain » à l’encontre de ses congénères.

L’écriture, acte évidemment interdit et périlleux, reflet de l’état d’esprit de la narratrice, est mise en pièces par les aléas d’un quotidien carcéral au rythme et aux événements imprévisibles, et apparaît conséquemment, en son état brut, régulièrement raturée, tronquée, interrompue au milieu d’une phrase, fragment narratif abandonné, suivi d’une nouvelle péripétie.

Ceci étant, la narratrice, qui semble être la seule à avoir conservé le souvenir d’une enfance « normale », d’avant cataclysme, en la compagnie d’une mère aimante et cultivée, est le personnage classiquement porteur des germes de la révolte contre le système en vigueur dans ce genre littéraire, l’acte d’écrire étant ici par nature insurrectionnel comme il l’est dans tout régime dictatorial. L’arrivée d’une nouvelle errante avec qui elle noue une relation saphique risquée sera-t-elle l’élément déclencheur d’un désordre nécessaire, positif, prometteur ? L’amour sera-t-il révolutionnaire ? La découverte, dans le même temps, de la résurrection d’une plante verte dans le désastre végétal qui environne la Maison annonce-t-elle une quelconque Renaissance ?

Le suspense est de règle.

 

Patryck Froissart

 

Agustina Bazterrica, née à Buenos Aires en 1974, a fait des études d’art avant de travailler dans le secteur culturel. Elle siège au jury de plusieurs Prix littéraires. Son premier roman très remarqué, Cadavre exquis (Flammarion, 2019 ; J’ai lu, 2021), lauréat du prestigieux Prix Clarín en 2017, a été traduit dans le monde entier.



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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)