Les incendiés, Antonio Moresco
Les incendiés (Gli incendiati), août 2016, trad. italien Laurent Lombard, 187 pages, 16 €
Ecrivain(s): Antonio Moresco Edition: Verdier
Voilà sans doute l’un des plus étranges récits qu’il m’ait été donné de lire ces derniers mois. Les climats et images que nous avions découvert dans La petite lumière ou dans Fable d’amour, à cheval entre une réalité concrète, dure voire brutale, et un monde onirique voire simplement fantastique et surnaturel, sont ici dans une oscillation encore plus affirmée entre ces deux mondes. De façon encore plus puissante, plus radicale, le style, les images, nous installent dans un onirisme hyperréaliste qui n’épargne ni le lecteur, ni le narrateur, ni ses personnages.
Tout au long du récit, il semble que nous soyons dans un long écho, de plus en plus déformé, lointain, du Rêve familier de Verlaine :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Car elle me comprend et mon cœur, transparent
Pour elle seule hélas, cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.
Son nom ? Je sais qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Un rêve qui débute quelque part sur une côte alors que les incendies de l’été dévorent le paysage dans l’indifférence partagée des vacanciers. Indifférence qui devient panique quand s’enflamme l’hôtel qui les abritait. Dans la fuite, l’homme fait une pause sur une falaise d’où le spectacle du feu s’impose. Et voici qu’apparaît alors la femme tant de fois rêvée, improbable mais bien réelle, qui dit lui avoir offert cet incendie et l’invite à brûler avec elle… Troublant aveu et troublante invite pour celui qui ne croyait plus en rien, ni en lui ni au monde, pour qui les rues de la ville étaient vides, le monde tout entier était vide. Comme dans tout rêve, s’effacent la voix et son accent étranger, et disparaît la vision. L’homme n’a alors plus qu’une issue, qu’une obsession : retrouver la femme rêvée, celle qu’il sait avoir déjà rencontrée sans jamais la connaître, hier, aujourd’hui, demain… Une quête qui va le mener en de sombres lieux dont le crime, la prostitution, les pratiques mafieuses constituent le décor et la trame. Un monde avec ses propres règles, où la déchéance est élevée au rang d’un art qui ignore toutes les limites, ou la séduction rime avec la soumission et la perversion. Un monde d’une noirceur sans fond où la vie et la mort perdent toute valeur et deviennent interchangeables. De toute façon, on ne peut échapper ni à l’une ni à l’autre. Ou plutôt on ne peut échapper à l’une que pour plonger dans l’autre.
L’écriture nous installe dans cet entre-deux, entre réel et irréel, entre vie et mort, entre réalisme (voire hyper-réalisme touchant à une mystique pornographique) et imaginaire allégorique. A certains moments le lecteur peut avoir le sentiment d’un truc, d’un procédé littéraire qui chercherait à le séduire par une déstabilisante singularité, mais la force des images et du style, la surprise devant ce récit qui ne recule devant aucune convenance pour suivre son propre fil, nous imposent son rythme, ses figures. Les images et résonances peuvent alors se bousculer (*) sans réduire le sentiment d’étrangeté que provoque cette lecture des incendiés, bien au contraire.
Dans ce roman d’amour fou, à tous les sens de la folie, il y a une tonalité allégorique, voire prophétique qui en fait un récit aux couleurs d’Apocalypse mais aussi, plus secrètement, d’espoir dans ce qui peut arriver pour peu que les forces de vie ne renoncent pas. Il y a quelque chose à la fois d’intemporel et de profondément contemporain dans les récits et l’écriture d’Antonio Moresco qui vise l’humanité au travers de récits purement subjectifs, où le narrateur adopte un « je » hautement revendiqué mais strictement anonyme, les personnages n’ayant pas ni nom ni réelle biographie. Il y a aussi dans cette écriture quelque chose de l’ordre de la convocation : convocation du lecteur à suivre un récit auquel il pourrait être tenté d’échapper mais qui le rattrape, l’interpelle sans artifice et sans détour. Nous découvrons alors qu’il n’est pas forcément si facile d’échapper à cette écriture et à cet univers-là, à la fois « étrange et pénétrant ». Le livre refermé, il n’est pas sûr qu’il se détache si facilement de nous, pas sûr que nous y échappions si facilement. Peut-être faudrait-il, à l’image de l’Enfer de Dante, poser avertissement au lecteur qui ouvrira la porte de cet incendie qui n’est pas que littéraire.
Vous voilà au seuil de la traversée. Il se pourrait bien que ni retour ni abandon ne soit possible avant l’issue aux côtés de l’homme sans âge et sans nom et de la femme aux dents d’or.
Marc Ossorguine
(*) Pour l’auteur de cette chronique, Les Incendiés ont appelé à eux la trilogie de Philip Pullman A la croisée des mondes, ou le J’accuse d’Abel Gance
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