Les greniers de Babel, Jean-Marie Blas de Roblès
Les greniers de Babel, Invenit, collection Ekphrasis, 70 p.12 €
Ecrivain(s): Jean-Marie Blas de Roblès Edition: InvenitQui préside aux destinées qui se croisent dans cette Tour, dans cette représentation de la Tour par Bruegel dans laquelle Jean-Marie Blas de Roblès pénètre, apparemment sans effraction ? Quelle instance suprême préside à sa construction ? Est-elle même bien en construction ou en destruction, ruine de ce qu’elle a été, dont les ouvriers tels des Sisyphes sont condamnés à monter les pierres, puis à mourir sur elles, épuisés par la lourdeur de leur tâche ? Au dernier étage, encore inconçu, on meurt d’épuisement. Ce cimetière débouche sur des greniers à ciel ouvert, sorte de paradis après les ténèbres, la famine et l’incommunicabilité régnant aux étages inférieurs. Plus on monte, moins vastes sont les étages, plus la vie et la nourriture se raréfient. De loin en loin, une secousse plus ou moins violente abat une partie de la construction qui s’effondre debout, de l’intérieur. A quoi sert-il de noter sur les parois de la Tour, dans une obscurité trouée seule par la lueur des torches, des inscriptions pour la plupart dans des langues indéchiffrables ? Si ce n’est pour se prouver à soi-même qu’on est bien passé par là ? Qu’on a laissé une trace, sa trace, même si elle ne fait ni signe, ni sens. Cette Tour, symbole moins du temps qui passe, d’une impossible communauté, que d’une perpétuelle tentative d’évasion, que symbole de la réversibilité du temps : « Mon chamelier m’assure que la Tour existe de toute éternité, que ses ancêtres et les ancêtres de ses ancêtres la connaissent, et qu’elle fut non point bâtie, mais exhumée au cours des siècles précédents » (p. 19).
Quel était donc le but de cette construction, si tant est que cette Tour puisse être confondue avec celle de la Genèse : « Puis ils dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête soit dans les cieux, et faisons-nous un nom afin que nous ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! » (p. 15) Un nom, pour se désigner, pour se rassembler, un nom comme le cœur de la communauté.
Cet archéologue missionné qui part à la découverte de la Tour, escomptant bien l’explorer dans tous ses niveaux, relève les cryptogrammes gravés sur ses murs. Au début de son expédition, il est encore plein d’entrain et d’humour : « Une autre secte n’y met point tant d’artifices et se contente de cantiques constitués en entier de pets diphtongues… (…) J’ai pu y différencier douze tropes ou modes de son, en plus du dorique et de l’hypophrygien, mais le sens y apparaît sommaire, et l’on n’y apprend guère que la quantité – et quelquefois la nature – du repas ingurgité par son interlocuteur. Mon âne, à ce que je crois, la parle couramment depuis sa naissance… » (p. 37). Peu à peu, il devient amer et désabusé. Le nom même de la Tour devient confus : existe-t-elle réellement ? : « Vous comprendrez qu’il m’est impossible d’être formel sur l’identité de cette ville, puisque ses habitants eux-mêmes n’en savent point le nom… (…) Peut-être s’évanouira-t-elle comme un mauvais songe ? » (p. 33) et « La Tour est l’œuvre d’une humanité déjà dispersée, sa construction m’apparaît soudain comme l’effort désespéré des hommes pour oublier cette disgrâce » (p. 38).
La perte du sens et du temps, et jusqu’à leur notion, transparaît dans une réflexion de l’archéologue, noyée parmi d’autres et se voulant anodine sur des figures décryptées sur les parois : « (…) j’ai vu de très anciennes figures camoufler des textes qui ne peuvent en aucun cas les avoir précédées ! » (p. 40). A chercher ce qui est caché, on trouve ce qu’on – quand on – ne cherche plus : « La partie où je suis parvenu est comme éventrée (…) un échiquier d’échafaudages et de leviers ; Sainte-Sophie en construction, la cité terrestre, une prison.
J’ai mis du temps, je l’avoue, à reconnaître une bibliothèque dans ce sixième ciel dévasté » (p. 55).
A ce moment seul, le passage est visible des ténèbres à la lumière presque aveuglante, au bout duquel on l’attend : « Le gardien m’a observé avec patience tandis que j’apprenais, jour après jour, à imiter ses gestes » (p. 68).
L’archéologue est devenu gardien de la Tour : « (…) tout se passe comme si elle – la Tour – s’était enfoncée dans la terre pour ne laisser paraître que la cime de ses greniers. Elle n’a pas plus d’existence dans ma mémoire que n’en a le souvenir d’un mauvais rêve » (p. 68).
Désormais, il est possible de ne plus voir au-delà, de ne plus chercher à percer le sens, l’autre côté : « J’attends sans impatience mon successeur. Je vais. J’habite enfin » (p. 70). Habiter, posséder, avoir – et avoir le temps pour vivre d’habitude.
Anne Morin
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