Les gens légers, Jean Cagnard (par Marie du Crest)
Les gens légers, 75 pages, 13 €
Ecrivain(s): Jean Cagnard Edition: Espaces 34L’œuvre de Jean Cagnard est une œuvre prolifique, touchant à tous les grands genres littéraires (romans, nouvelles, poésie), mais le théâtre sans doute tient une place de choix dans l’ensemble de ses œuvres. Il a d’ailleurs été en 2018 lauréat du grand prix de Littérature Dramatique pour Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face.
Les pièces de Jean Cagnard ont été publiées notamment chez Ed. 1057 Roses, Ed. Théâtrales et Espaces 34.
Espaces 34 propose une seconde édition des Gens légers, sorti en 2006. D’une certaine manière, le texte s’affirme dans un temps suspendu. Il s’agit d’une pièce qui échappe à quelque chose de particulier : elle ne prononce pas, elle n’articule pas ce que certains appellent hâtivement son sujet. L’auteur, en une seule page dense que l’on pourrait nommer « postface », écrit qu’il a effacé le mot shoah parce qu’il ne lui appartient pas. C’est un mot fantôme comme ces étranges voix qui se croisent ici.
Si Cagnard propose bien une liste de personnages, force est de reconnaître qu’ils sont autre chose que des figures définies : homme, femme, homme à la manivelle, petite fille, petit tas de cendres… Ils n’incarnent qu’une sorte de présence-absence au monde. Un train, une cheminée se mettent à parler. Les gens sont légers, comme insaisissables, impalpables. Ce n’est pas sans raison que Cagnard précise que son texte est destiné à des acteurs mais aussi à des marionnettes. Jean Cagnard est, on le sait, attaché au monde théâtral des marionnettes. Ainsi lorsque la pièce est-elle créée en 2003, à Cannes, par la compagnie Arketal, ce sont bien des marionnettes en bois au corps et au visage grossièrement dessinés qui « joueront » en présence de leur manipulateur humain.
La pièce fonde son architecture sur celle d’un départ en train (cf. titre de la première partie) auquel répond, à la fin du texte, un retour, en reprenant exactement mot pour mot le même contenu (p.71) ; simplement ce retour est interrogé. Le voyage n’a pas de lieu défini : nous sommes « ailleurs », « quelque part », mais le lecteur, lui, sait. Il y a des empreintes indélébiles dece que c’est : le petit tas de cendres, le train où l’on s’entasse, les paroles abominables de violence qui trient, sélectionnent (p.27, p.41, p.62). Et puis ici ou là des prénoms dont nous savons ce qu’ils supposent : l’oncle Nathan, le cousin Vladek, Schlomo, madame Vojnek. La faim de l’estomac aussi des épluchures de pommes de terre, les corps entassés, les Sonderkommandos identifiés, et au-dessus de cet enfer sur terre, le ciel qui se rétrécit, la fumée des cheminées et le décompte funeste de six millions. Les gens légers comme de la cendre, légers comme leurs corps dévastés. La famille (p.19 et suivantes) des parents, du jeune garçon, de la grand-mère d’une manière un peu vertigineuse bouleverse l’ordre des âges : il ne faut pas avouer la vieillesse et la faiblesse qui va avec. Et le tatouage qui égrène ces numéros : 318325, 763111, 427218, 747766 (p.50-1-2-54).
Cagnard a choisi avec sensibilité de trouver un « comment » approcher ce que certains considèrent être de l’ordre de l’indicible, par le biais du langage dramatique qui par nature pose la question fondamentale de la représentation, de la mise à distance du réel. La légèreté mise en exergue est celle d’un poésie, d’une écriture métaphorique de qui est atroce en le retournant contre lui-même ; cherchant en quelque sorte une infinie douceur contre la barbarie.
Marie Du Crest
À la mémoire d’Abraham Freschel
On peut retrouver d’autres notes de lecture consacrées à Jean Cagnard (La Cause littéraire).
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