Les furtifs, Alain Damasio (par Jean-Paul Gavard-Perret)
Les furtifs, éditions La Volte, avril 2019, 687 pages, 25 €
Ecrivain(s): Alain Damasio
Damasio collages et décollages
L’impact émotionnel – mais pas seulement – puissant dans les tensions que provoquent ces « furtifs » est puissant par les tensions que les deux héros gémellaires provoquent. Ils assument leur sécession et une marginalité. Il s’agit pour eux de « vivre ivres » dans des interstices que leur laisse leur collage et qu’évoquent les matières vibrantes poétiques, narratives, politiques aux assonances sauvages face à une technologie d’un âge d’or à la triste figure où le seul objectif est de trouver un art de vivre par la réappropriation des technologies avancées et fermées.
Romancier de l’état de la langue et du monde, Alain Damasio est une sorte d’actionniste littéraire. Il titille le lecteur par son art de la performance. Il vampirise la narration et sa materia prima dans un parcours où se révisent bien des invariants par un rituel romanesque, dont il ne conserve que le chapeau là où la ville ne dort jamais, prête à écraser les déviants dans sa puissance de contrôle…
Isolé, l’auteur s’est mis « dans le travail comme un noyau dans un fruit ». Il lui faut du silence pour que son rythme se dilate là où se dessine une société future et marchande. Un couple Y part à la recherche de son enfant perdu parmi des furtifs – êtres interlopes et renégats qui vivent dans les angles morts des caméras de surveillance et dans des friches abandonnées par l’exploitation marchande.
Ces « pauvres » qui décrochent du trafic évidemment filmé forment la partie congrue et incongrue d’un tel monde de « bagués » au capitalisme dans cette dystopie fondée sur la miniaturisation faite en théorie pour fluidifier la vie mais qui empêche de naviguer en liberté et vie privée.
La « smart-city » interconnectée oblige les personnes à vivre isolé. Chacun est dans sa bulle sous le joug de l’intelligence artificielle. Elle devient mère. Un totalitarisme œdipien remplace Big Brother, la figure est donc maternante dans une chrysalide qui semble protéger de tout, là où l’altérité n’existe plus au sein d’une « conforteresse ».
Le contrepouvoir récupère les « chutes » de la société et se traduit par diverses pistes : s’y créent des nouveaux lieux de résistance et de vie en des hybridations de l’anthropocène. Des hackers deviennent plus forts que les spécialistes par le choix de techniques obsolètes (dont le papier car il ne laisse pas de trace en face des emails récupérables).
L’écriture est singulière dans ce roman choral à six voix, là où il ne manque pas de nobles traîtres envers le système. La fiction traduit comment échapper aux traques de ce dernier en divers jeux de cache-cache qui épousent les trames des jeux vidéos. Ce qui jusque-là était réel tente de le redevenir par les réappropriations par exemple de sons à imiter.
Dans un spectacle graphique ou lettriste pur, l’auditif devient espace de communication par la puissance verbale invocatoire. Elle reconstruit une mémoire fondée sur la rythmique et la transformation du langage. Il retrouve un sens métamorphique et dynamique par divers effets – la surponctuation par exemple ou le brouillage des temps comme la dimension optique des lettres. Se créent des bifurcations et des potentialités hypothétiquement agissantes.
La langue française au sein de cette utopie est reconvertie en dehors d’une seule fonction scopique par une littérature « à l’oreille ». La fiction devient plus sonore que visuelle pour répondre à la saturation et le harcèlement des images.
Jean-Paul Gavard-Perret
- Vu : 1993