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Les Furtifs, Alain Damasio (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 31.03.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Folio (Gallimard), Science-fiction

Les Furtifs, février 2021, 944 pages, 11,50 €

Ecrivain(s): Alain Damasio Edition: Folio (Gallimard)

Les Furtifs, Alain Damasio (par Didier Smal)

 

Qui aujourd’hui peut prétendre à inventer une langue ? Une langue pas juste littéraire s’entend, une langue-univers, une « sangue » – autant citer Les Furtifs sans préciser, que tout le monde s’y perde pour comprendre ? On croise de pauvres petites phrases averbales, de pauvres petites figures de style convenues au possible, des expérimentations creuses – mais une langue, une vraie, une porteuse d’un univers ? Non, rien. Puis il y a Damasio, depuis La Zone du dehors, coup d’essai magistral, et surtout La Horde du contrevent, chef-d’œuvre magistral, équipée sauvage dans la langue, tant à inventer qu’inventive, et dans un désert habité de multiples aventures. Car là se trouve le nœud de l’énigme Damasio : il offre à la langue une fureur vibrante rare tout en racontant des histoires haletantes. Damasio, c’est la rencontre de Valère Novarina et de Maurice Dantec, ou la sublimation des deux, et dans une époque où la littérature semble devenue un jeu intellectuel à destination de ceux qui sachent ou une petite suite d’histoires sordides aux personnages bidimensionnels, c’est un compliment absolu. Damasio, c’est l’auteur absolu pour dire le monde dans lequel nous vivons – et ses cauchemars à venir, mais aussi, surtout ! son désir poétique, virulent, enflammé.

Parler de la langue de Damasio, il faut bien y passer, puisqu’elle saisit le lecteur par un double aspect. Le premier est l’inventivité lexicale qui parvient à éviter deux pièges dans lesquels tombent souvent les auteurs de science-fiction d’involontaire façon : dériver du lexique de la langue contemporaine à la pointe de la modernité ou créer des néologismes destinés à désigner des objets obsolètes vingt ans après la publication du roman. C’est en cela que nombre de romans cyberpunks – nous reviendrons à cette notion – semblent aujourd’hui datés, y compris ceux de William Gibson. La langue que Damasio crée, les mots qu’il invente sont puissants parce qu’on sent, par les tripes, qu’ils n’existeront jamais, ne seront jamais employés – c’est Damasio qui cherche à nommer l’avenir mais avec un esprit oscillant entre Lautréamont et les plus virulents des symbolistes et autres surréalistes. En conséquence de quoi ses mots, inventés pour la nécessité de l’histoire racontée, en deviennent… intemporels. Un comble, un paradoxe génial, pour un auteur siglé « SF ». Peut-être parce qu’au fond, ce n’est pas l’avenir que tente de nommer Damasio, c’est quelque chose qui tient à l’humain, à ce désir jamais assouvi de dire ce qui est ressenti – la plus belle des inventivités lexicales serait donc celle des amoureux véritables, la plus discrète, la plus intime – la plus puissante, aussi. Ainsi, le verbe « avuer » est-il rendu nécessaire par la chasse aux furtifs, mais il devient aussi une façon de regarder le monde – et d’autres mots, surtout dits entre certains personnages, dont les liens dépassent les conventions sentimentales – en particulier lorsque Sahar et Tishka échangent, partagent. C’est toute la beauté des mots que fait naître Damasio, ils relèvent à la fois de l’enfance de la langue, cette innocence de l’enfant qui trouve normal de prononcer les mots que lui inspire son petit univers, et d’une recherche mélancolique, donc éloignée de l’enfance, d’une forme de précision dont on sait, depuis Homère au moins, qu’on ne l’atteindra jamais. Comme une langue médiévale qui s’inventait des étymologies parce que le mot et la chose devaient être en lien – Damasio continuateur de Guillaume de Lorris et Jean de Meung ? Tout est possible à qui croit en la puissance des mots.

 

Le second aspect de la langue de Damasio, c’est son inventivité typographique, ou plutôt son usage immodéré en apparence mais toujours pertinent car signifiant, de signes typographiques rarement croisés en littérature. Là aussi, on peut s’extasier d’un aspect technique lié à la façon dont est racontée l’histoire, à plusieurs voix, à plusieurs regards, à plusieurs âmes – et c’est la typographie qui signale la prise de parole de chacune de ces voix, parfois tellement rare qu’elle en devient précieuse. Qui raconte, qui regarde, qui ressent ? Des êtres humains complexes au possible, c’est-à-dire beaux de l’âme, et si seulement il s’agissait pour Damasio de signaler chacun par un signe typographique, ou une suite typographique, Dieu que ce serait plat ! Mais non, cela va bien plus loin. À force, le lecteur, le ressenteur de cette histoire, en vient à traduire les signes typographiques indiquant que c’est Sahar, Lorca, Agüerro, Saskia, Nèr, Arshavin, Tishka ou Toni qui le prend par la main pour continuer l’aventure des Furtifs, en vient à traduire ces signes, c’est le cas de le dire, en traits de caractère. D’autant que chaque voix connaît parfois, souvent des embardées émotionnelles, et soudain les signes s’agitent, les signes virevoltent, et le cœurps ressenteur accélère son rythme, il sent qu’il se soulèvre pour chanter à l’unisson. Puis c’est retour au calme – si le calme existe autretemps que lorsque « le temps est sorti de ses gonds ».

 

Au-delà de la typographie, facile à voir, facile d’usage pour qui voudrait réduire Damasio à un petit tic d’écriture, et pourtant d’une sublimouvante sensuàjouté, il y a surtout la langue de chaque personnage, cette langue qui n’est pas juste un style identifiant (ce serait pauvre, triste, enfermant), cette langue qui est la tentative désespérée qui nous saisit tous d’exprimer exactement ce que nous portons en nous. Cette voix, comme dans la vie, comme dans nos existences qui ne cessent de ban-ouiller, évolue même au fil des Furtifs, les exemples les plus éblouissants étant Nèr, qui voit muer « sa » typographie suite à une « invocation » et, surtout, Sahar, la sublime Sahar, dont la voix ne porte au début du roman que la froideur des discours abjects, inhumains et pourtant tellement modernes et acceptables comme tels, de son « psychanalyste lacanien », puis qui brise ce carcan pour se laisser gagner par l’émotion, puis qui explose suite à une résurrection à la sidérante et vibrante, et frissonnante beauté, une langue où des consonnes, des voyelles, voire des syllabes s’interpellent, s’interrogent, s’interpénètrent, s’interdisent d’être figées puisque rien n’est figé de ce que nous portons en nous – sauf si on est vu, et pétrifié, par qui ne veut au fond pas voir (comprenne qui lira).

 

Si on se laissait aller à une lecture quelque peu chrétienne des Furtifs (et pas sûr que Damasio serait vénèr de la chose), on verrait volontiers en Sahar, celle qui est libérée d’un verbe appauvrissant, mortifère, voire nécrophile, pour être investie d’un Verbe à la vie vibrionnante, une Marie pour une célébration, une renaissance à venir – cette Marie, modeste et d’une séduction puissante, en voici le portrait – d’abord par Lorca, son… quoi, au fait ? « Jamais je n’ai connu quelqu’un qui avait une aussi faible conscience de sa beauté crue, une indifférence aussi cristalline à ce que son charme imprime malgré elle sur les gens. Seule la qualité de ce qu’elle dit et fait compte pour elle : le reste n’est qu’un effet collatéral de la nature, qu’elle cherche autant que possible à neutraliser par sa sobriété. Ça m’a toujours beaucoup séduit ». Puis par Saskia, qui la voit pour la première fois : « Rien d’extraordinaire au premier abord si ce n’est qu’elle est foutument bourrée de charme. En sus d’avoir une voix splendide. À peine commençait-elle à parler que tu te prenais à te poser, à la regarder bouger, à l’écouter. Et tu te sentais tout de suite bien en sa présence. Si j’avais dû la comparer à un animal, j’aurais dit un lynx ou un serval. Le genre de bête que tu peux contempler des heures à la jumelle sans te lasser, voir se lécher les pattes ou dormir, tellement ça te délasse ».

 

Cette description de Sahar, émouvante, troublante, animouvante, correspond au propos de Damasio, soutenu par cette typographie in-fixe et par ces mots qui fusionnent comme on fait l’amour avec un sentiment dépassé par l’intensité du partage : Les Furtifs, c’est le roman du retour au corps, dans une société qui l’a nié, mis au rancard en faveur d’une communication électronique qui est devenue une laisse, qui est devenue le sens exsangue de vies insensées. D’ailleurs, Saskia ne s’y trompe pas en observant les insurgés avec qui elle fraye désormais, comme frayent les saumons : « En vérité, ce qui me frappe le plus chez ces insurgés, c’est pas leurs idées (tout le monde peut croire à une idée) : c’est leur corps. Ša densité, la pression palpable sous la peau. Homme ou femme, trans, jeune fille ou vieux loup, ces corps sont foutrement vivants, habités. Ils dégagent une puissance, une puissance d’autant plus désarçonnante qu’elle ne vient pas d’une carrure spéciale ou d’une musculature travaillée. Et que rien dans leurs vêtements à la coule, déchirés, délavés et flottants, ne souligne. Ces corps ont quelque chose de très attirant, d’aimantant. On peut discuter à l’infini de leurs convictions. Šûr. Mais ça, ces corps vivants, ça ne triche pas. Et ça en dit beaucoup plus long que toutes les AG du monde ».

 

Mais il convient probablement, à ce stade d’une chronique enthousiaste, qu’on voudrait aussi tourbillonnante dans son écriture et dans son propos et dans son énergie que l’est un roman de Damasio, d’évoquer l’histoire des Furtifs. Les furtifs, ce sont des êtres qui échappent au regard, par leur vitesse, qui échappent aussi à toute classification dans le vivant – ils sembleraient même, à en croire le philosophe Varech, qu’ils soient à l’origine de la Vie, du moins de sa diversité, de sa mutabilité. Et le récit voit évoluer – normal, ça parle de Vie, et ça évolue, la Vie – les membres d’une section très secrète de l’armée, le Récif « (Recherches, Études, Chasse et Investigations Furtives) », une « meute » en particulier, qui vont passer du statut de chasseurs-tueurs (voir un furtif, c’est le tuer, il devient céramique) à celui d’êtres, invoqués par des furtifs, non pas à leur corps défendant, mais en leur offrant la défense de leur corps. Ce sont Lorca, sociologue, Agüerro, ancien de la guérilla argentine, Saskia, musitaire à l’oreille absolue, et Nèr, ex-soldat de Tsahal. Ce sont quatre personnalités différentes, qui fusionnent au fil du récit, gardant leurs différences, mais tendant toutes, avec leur amiral, Arshavin, à un monde « furtif ». Ce monde est aussi désiré par Sahar, proferrante ennemie jurée d’un enseignement désormais privatisé, et Toni, grapheur marqué par les glyphes que laissent derrière eux les furtifs au moment de mourir. Ce monde est celui de Tishka, la fille disparue, au début de l’histoire, de Lorca et Sahar – mais cette histoire-ci est trop belle pour la raconter en quelques pauvres mots, ce serait résumer Le Cantique des cantiques ou tant d’autres beaux textes à rien que des formules creuses. Il faut lire Les Furtifs pour ressentir ce qu’il dit entre ses mots, ce roman, pour tenter, façon Lorca, d’apercevoir du coin de l’œil ce qui échappe et est pourtant essentiel. Quelqu’un comprend mieux la référence au Cantique des cantiques ?

 

Car il faut le souligner : Les Furtifs est un roman d’amour. Pas juste l’amour entre deux personnages adultes (bien que la redécouverte sensuelle entre Sahar et Lorca soit un pur poème charnel, où les mots et les signes typographiques se mélangent sur la page pour faire ressentir le mélange, la fusion des corps), mais aussi l’amour pour un enfant, pour une idée, aussi délirante en apparence soit-elle, surtout si elle est délirante en apparence ! c’est qu’elle est délivrante ! – mais encore : l’amour pour les mots, pour le Verbe qui tente de dire le monde. Puis, enfin, et à jamais : l’amour pour la Vie.

 

Cette Vie, dans la France de 2050 (mais on peut aisément supposer que c’est le cas en Europe, dans le reste du monde aussi), elle est désormais mise en cage, mise en petites cases par des multinationales qui ont enfin réalisé leur rêve et notre cauchemar : posséder le monde, mettre en coupe l’espace public, vendre quasi l’air qu’on respire, puis imposer l’absence de contact comme palliatif au désespoir – et on vend donc la « réalité ultime », à côté de laquelle les projets des GAFAM, du moins ceux explicités, sont d’aimables plaisanteries humanistes. C’est une non-vie, dont chaque moment devient une donnée à exploiter, à vendre, avec l’humain qui devient client de soi-même, marchandise à consommer – et à côté de ça, Cronos mangeant ses enfants, et avant lui Ouranos les empêchant de sortir de leur mère, c’est une vaste blague mythologique. Pour le coup, on peut assigner aux Furtifs un genre littéraire précis – tiens, une case : c’est du cyberpunk, ce mouvement balbutiant dans les années soixante-dix (Aldis, Brunner, les autres), puis explosant dans les années quatre-vingt avec l’arrivée du PC, et dont la formule magique pourrait être : un avenir proche + des préoccupations contemporaines + une connexion à la machine. À ceci près que les romans de William Gibson semblent aujourd’hui bien datés – peut-être parce que leur manque ce qui fait vibrer ceux de Damasio : un désir, un désir un peu fou d’échapper à toute traque, un désir foutraque en somme, empli d’une utopie pas si douce qu’il y semble, un désir tiraillé entre ses contradictions (un roman d’amour, on y revient, donc), un désir agaçant car on l’a déjà entendu énoncer par des gens qui viraient cyniques – mais chez Damasio, le cynisme n’a pas sa place, pas plus que le désespoir. Avec sa langue, avec les langues de ses personnages – qui sont un peu nous, qui sommes un peu vous, qui êtes un peu flous –, ce que Damasio exprime, dans Les Furtifs en particulier, c’est un grand désir de Vie.

 

Ce désir, peut-être est-ce en musique, cette émâmation de l’être humain dépourvue de tout mot, de tout Verbe, qu’il nous fait le plus frissonner. Rencontrer les furtifs passe par la musique, Saskia et les autres le comprennent, puis la musique devient ârme pour reprendre des villes aux multinationales, donc les rendre à la Vie. Et au fond, la langue de Damasio, comme celle de Novarina, c’est ça qu’elle est, c’est pour ça qu’elle touche aux tripes au-delà des mots : elle est musique. Et la musique, c’est la Vie. Et celle-ci, sans prêcher, sans démontrer, juste en montrant, tant par l’histoire que par la langue, les furtifs, ce désir en nous d’échapper à la nécrophilie du Pig Data, en sont la célébration. Les Furtifs, si l’on revient à l’image mariale employée ci-dessus, et pardon à Damasio si ça le heurte (mais il serait douteux que son désir de Vie exclue toute traduction sincère de celui-ci, aussi… furtive soit-elle), en devient une sorte de texte de Vie. Livez-le.

 

Didier Smal


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A propos de l'écrivain

Alain Damasio

 

Alain Damasio, né Alain Raymond le 1er août 1969 à Lyon, est un écrivain de science-fiction français. Il est connu pour son ouvrage La Horde du Contrevent, qui remporte le grand prix de l'Imaginaire en 2006. Sa nouvelle Serf-Made-Man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine, parue dans le recueil Au bal des actifs. Demain le travail (éditions La Volte), remporte le même prix dans la catégorie « nouvelle francophone » en 2018.

 

A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.