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Les Fous de Venise, Anthologie, Gérald Duchemin (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 30.05.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Les Fous de Venise, Anthologie, Gérald Duchemin, éditions Le Chat Rouge, novembre 2023, 244 pages, 26 €

Les Fous de Venise, Anthologie, Gérald Duchemin (par Patrick Abraham)

 

A- Quel beau livre vous avez là, cher ami ! Je veux dire : quel bel objet ! Ce format, ce graphisme, cette couverture, ce papier ! Quel plaisir à le manier, à le feuilleter, à le regarder !

B- Et quelles illustrations de Massimiliano Mocchia di Coggiola pour compléter le tableau ! Les Fous de Venise par les éditions Le Chat Rouge. J’ai découvert cette maison par hasard il y a deux ans alors que je furetais, dans une librairie parisienne, à la recherche de rééditions éventuelles de Jean Lorrain. Vous savez ma passion pour Lorrain. Or Le Chat Rouge, précisément, a republié quelques-uns de ses livres.

A- Oui, oui, vous m’avez assez bassiné avec vos marottes. Eekhoud, Lorrain, Cingria, Herbart… À chacun les siennes, après tout. Donc, Les Fous de Venise maintenant. Un essai, une anthologie ?

B- Une anthologie en effet. De Gérald Duchemin. Très personnelle, donc ingrate et injuste (par dessein ingrate, par définition injuste). Je regrette plusieurs absences, mais libre à moi (et à vous !) de proposer demain ma propre sélection !

A- Par exemple (je parle de ces absences, de vos regrets) ?

B- Les Papiers d’Aspern en premier lieu. Henry James est une autre de mes marottes, pour vous paraphraser. Paul Morand. Hofmannsthal pour Andreas. Cocteau. Thomas Mann pour Gustav von Aschenbach et Björn Andresen. Frederick Rolfe bien sûr, le fameux « baron Corvo », sur qui Hugo Pratt a attiré l’attention il y a quelques décennies mais qui mériterait d’être enfin lu pour lui-même. Et un court mais prenant récit de Joseph Brodsky, Acqua Alta.

A- Je suppose que Sollers occupe une place éminente.

B- Justement non. Je ne m’en plaindrai pas. Sollers m’a toujours amusé. Je l’ai entendu, dans un entretien, dénier à Gide toute qualité d’écrivain. Or Gide, mort il y a soixante-treize ans, continue d’être commenté et étudié. Que restera-t-il de Sollers en 2097 ?

A- Oublions Sollers. Parlez-moi des présents, plutôt.

B- Avec plaisir. Casanova, Sand, Musset, Loti, Barrès, Régnier, Suarès, Proust… Les extraits retenus sont d’une ampleur suffisante pour qu’on puisse s’immerger dans le rapport de chaque auteur à Venise. Duchemin a privilégié la densité sur la quantité, ce dont je le félicite. Venise est une ville mais c’est aussi un livre. Je veux dire qu’on visite, qu’on aime Venise, qu’on y revient, parce que des écrivains admirés l’ont visitée, l’ont aimée, y sont revenus, chacun l’éclairant à sa façon, y promenant une sensibilité particulière, qui s’ajoute à la nôtre, la nuance, contribue à la créer, la réinvente. Ceci, hélas, avant l’invasion des cohortes de crétins munis de perches à selfies. Il faudrait proscrire l’usage des téléphones portables à Venise et interdire, sous peine de châtiments corporels, de la photographier.

A- Casanova… Je l’ai lu il y a fort longtemps sans beaucoup l’apprécier : son côté bellâtre m’agace. Quel passage nous offre-t-on ? Une prouesse amoureuse ? Le latin lover dans sa meilleure forme ?

B- Mais non : l’éditeur a évité la facilité. Casanova a huit ans, « commencement de (s)on existence en tant qu’être pensant ». Il lui faut franchir une étape, physiquement et symboliquement. On l’emmène chez une magicienne un peu inquiétante de Murano. Un autre versant de Venise lié aux puissances souterraines se révèle. Cette dimension vaguement sépulcrale demeure prégnante dans certains quartiers écartés, par un hiver brumeux et froid. Je vous servirai de guide, un jour.

A- Avec joie. Et Sand et Musset, nos amants amers ? Un peu chromo, leur histoire. Que de larmes versées dans la lagune. Et l’on s’étonne des hautes eaux !

B- Les deux lettres choisies, du 4 et du 15 avril 1834 (la première, datée de Genève, est adressée à la « pharmacie Ancillo » du docteur Pietro Pagello, successeur du faible Alfred auprès de la baronne Dudevant…), si elles conservent une force émotive appuyée, ne donnent pas du tout cette impression de larmoiements complaisants. Il faudrait réévaluer Musset. « Sa poésie est bavarde et désuète, toute la modernité la condamne, elle a été détestée par Baudelaire et Rimbaud, etc. » Mais parmi ceux qui rabâchent ces clichés, qui les vérifie ? Duchemin a ignoré le plus mystérieux de ses poèmes, dont l’étrange simplicité, la musicalité balbutiante annoncent Verlaine.

A- Et Apollinaire ! Je le connais par cœur : « À Saint-Blaise / À la Zuecca, / Vous étiez, vous étiez bien aise… ». Gracq plaçait assez haut cette « chanson ». Les « prés fleuris » où « cueillir la verveine », je vous l’avoue, persistent à m’intriguer. J’imagine que l’éditeur a opté pour les paresseux quatrains coloriés qu’on apprenait à mon époque au collège et que seul quelqu’un n’ayant jamais mis les pieds à Venise peut oser écrire.

B- Oui. Unique faute de goût du volume.

A- Une question encore car je devine que mon insistance vous lasse et que vous brûlez de décamper : quel texte, et quel livre par extension, me conseilleriez-vous pour préparer mon prochain séjour ? Et pourquoi ?

B- Je vous répondrais bien l’extrait d’Albertine disparue mais, trop célèbre, il habite toutes les mémoires. Et puis, la Venise proustienne, trop intelligente ou intellectualisée, trop peu sensuelle, trop prudente (on dirait que Proust, à chaque coin rue, tremble de se faire dévaliser !), n’est pas tout à fait la mienne. Je pourrais vous renvoyer à des pages de Barrès (dans Amori et dolori sacrum) mais vous me prendriez pour un provocateur. À des notes de l’automne 1907 de Régnier. Ou à des souvenirs de Lorrain de 1905, mais vous allez répéter que je radote. Suarès donc. Le Voyage du Condottiere. Ah, Suarès, quel style, quel panache, quel orgueil. La Venise de Suarès, parce qu’elle me séduit en me déconcertant, m’enrichit : « J’en voudrais sortir, quand j’y suis. Et quand je n’y suis pas, je brûle d’y être. Venise est dangereuse. Venise est enchanteresse ». Je vais le laisser conclure puisque le rapide crépuscule arrive sur le golfe du Bengale : « L’heure du soir, déjà, talonne l’heure de pourpre. Le Lido s’ensevelit sur la lagune violette. Venise amoureuse se couche pour la nuit ». Quelle exactitude, et quelle légèreté, dans l’évocation ! Quelle perpétuation de l’instant. Venise est un livre mais c’est aussi, comme Bénarès (le rapprochement se justifie dès qu’on y réfléchit), rencontre et noces du ciel, de l’eau et de la pierre (à mon tour d’employer un chromo), une succession d’images, de plans subtils, de gravures intimes, de tableaux nécessairement intérieurs d’une minutie fabuleuse qu’une reproduction technique détruirait et que des mots autant que des couleurs (des couleurs dont les mots seraient la matière, qu’une phrase suscite comme dans les Illuminations : quel dommage que Rimbaud n’ait pas poussé ses errances jusqu’aux rives adriatiques !) composent. Les crétins égolâtres, ne voyant rien sinon eux-mêmes parce qu’ils n’ont rien lu, n’en rapporteront rien, ce qui me réjouit. Je vous salue, cher ami.

 

Patrick Abraham



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