Les Forcenés, Jean Desbordes (par Patrick Abraham)
Les Forcenés, Jean Desbordes, Interstices Editions, mars 2022, 181 pages, 22 €
Comme le souligne Renaud Lagrave dans son éclairante postface, Les Forcenés de Jean Desbordes (Interstices Editions, mars 2022 ; première publication par Gallimard en 1937) se caractérisent, sous de nombreux aspects, par une facture plus théâtrale que romanesque. Le récit se construit sur une succession de scènes (à tous les sens du mot) souvent paroxystiques, nous rapprochant tantôt de la tragédie (une tragédie bourgeoise évidemment), tantôt du mélodrame, qui justifient bien le titre.
Acte I : le narrateur, Georges, jeune officier en garnison à L., fiancé à la plus jeune encore Marie-Thérèse, répond aux avances de Blanche R., rencontrée lors d’une soirée costumée et qui a deux fois son âge, qui pourrait être sa mère, parce qu’elle tombe dans les escaliers. Acte II : la passion de Blanche pour Georges coûte à celle-ci son rang social et la conduit à quitter son mari, pourtant peu encombrant. Acte III : Blanche et Georges se réfugient en Provence dans une petite maison à flanc de colline ; cohabitation exaltée et par nécessité décevante ; les revenus s’amenuisent, le futur s’assombrit. Acte IV : les deux amants apprennent le suicide (raté) de Marie-Thérèse et celui (réussi) du mari ; lors d’une nouvelle dispute, chacun finit par se donner la mort, à quelques minutes d’intervalle, avec le revolver acheté par Georges.
Résumée ainsi, l’intrigue peut sembler friser le ridicule par la fureur qui sous-tend en permanence les relations entre les protagonistes. Pourtant, la manière dont le récit est mené et la force de l’écriture, maîtrisée malgré des faiblesses ponctuelles, emportent l’adhésion. Des échos de Radiguet se perçoivent dans le style. Comme en littérature classique, plusieurs phrases séduisent par leur netteté aphoristique, dépeignant l’amour, à l’inverse des idéalisations romantiques puis surréalistes, en révolte sans doute contre l’influence de Cocteau dont Desbordes fut, après Radiguet et avant Jean Marais et Marcel Khill, le compagnon et la muse autant que la création, comme une entreprise de perdition, une possession dévorante.
Renaud Lagrave le note avec pertinence : plus qu’à Madame de Rénal et, ajouterons-nous, à la Vellini de Barbey ou à la Léa de Lonval de Colette, c’est à la Phèdre de Racine que Blanche fait penser – mais une Phèdre que n’effraierait pas (au contraire !) le « contact des épidermes » ; qui n’écouterait les conseils d’aucune Œnone, ricanerait des justes soupçons de Thésée et dédaignerait tout accommodement jusqu’à une destruction programmée. Quant à Georges-Hippolyte, le moins qu’on puisse affirmer, c’est que son louvoiement entre l’abandon amoureux et le souci de préserver ses intérêts, de ménager son avenir, bref sa duplicité, sa vaine tentative de gagner sur tous les tableaux (il renonce à sa carrière d’officier, une lettre de son père le maudit et le déshérite et il reproche avec rage cette déchéance à sa maîtresse, qu’il trompe de surcroît), ne le rendent guère sympathique.
Comment juger Les Forcenés quatre-vingt-cinq ans après la parution ? Réponse ardue. Comme nous l’avons indiqué, on se lasse parfois de la violence fusionnelle, « dostoïevskienne » si l’on veut, des rapports entre les amants. Une telle intensité dramatique requiert des moyens que Desbordes ne possède peut-être pas. Un changement soudain de focalisation se repère dans les ultimes pages, dont les critiques de l’époque se moquèrent, la narration se terminant à la troisième personne. La phrase de conclusion (« Le nez sur le revolver [le chien] s’accroupit : Hélas ! Sur les six balles, il en manquait deux ») produit un effet involontairement cocasse, puisqu’elle laisse supposer qu’un animal de compagnie sait compter. Il y a cependant, de chapitre en chapitre, une puissance de suggestion et surtout un art du dialogue auxquels le lecteur ne demeure pas insensible. Desbordes, biographe de Sade en 1939, précurseur donc de Gilbert Lely et de Jean-Jacques Pauvert, tenait ce roman pour son premier vrai livre, lui offrant l’occasion de s’émanciper de son brillant mentor, de s’engager dans une voie plus personnelle, de s’éloigner de la mythologie particulière du poète polymorphe (1). On songe à ce qu’aurait été sa destinée littéraire si la grande hache de l’Histoire, pour reprendre une expression inventée par Henri Calet et utilisée par Perec, ne l’avait pas frappé précocement.
La préface de Marie-Jo Bonnet nous le rappelle : Desbordes, né en 1906, se comporta en héros sous l’Occupation. Engagé dans un réseau de résistance polonais, trahi, pisté, arrêté puis torturé par la Gestapo, ou par des miliciens français au service de la Gestapo, il mourut rue de la Pompe, le 6 juillet 1944, au bout d’horribles souffrances, sans avoir dénoncé ses camarades. Le récit minutieux par Marie-Jo Bonnet de ses dernières heures fait froid dans le dos en une période où un ex-candidat à l’élection présidentielle n’hésite plus à minorer l’atrocité de la collaboration pétainiste. Curieux d’ailleurs qu’on ait si vite oublié le courage exceptionnel de Desbordes ; que personne, par exemple, n’ait proposé de transférer sa dépouille au Panthéon comme pour Jean Moulin. Parce qu’il vécut en couple avec Cocteau, et qu’il fut opiomane ? Parce que son existence durant l’entre-deux-guerres ne fut pas assez exemplaire selon les valeurs morales dominantes ? Comme l’a déclaré non sans provocation Charles Dantzig, « si la société était moins homophobe, nous aurions une rue Jean-Desbordes à Paris » (2).
Dans le Journal intégral de Julien Green, le nom de Desbordes apparaît avec fréquence, et de façon plutôt méprisante : Green, en bon bourgeois, héritier du puritanisme de ses ancêtres et taraudé par des scrupules religieux qui le pousseront plus tard à se refuser au plaisir, se considérait comme un homosexuel « viril », et l’allure efféminée de Desbordes et des « tantes » qu’il croisait dans les bars, les jardins publics, sur les boulevards, le dégoûtait. Il fera cependant amende honorable dans un paragraphe du même Journal du 5 février 1949 que cite la préfacière.
Marie-Jo Bonnet prépare, dit-on, une édition de la Correspondance complète entre Desbordes et Cocteau : nous l’attendons avec impatience. Nous espérons qu’elle permettra d’attirer l’attention sur un écrivain qui mérite de sortir de la relative obscurité où la capricieuse postérité l’a jusqu’à présent relégué. Nous espérons aussi que son amitié aventureuse avec Pierre Herbart sur la Côte d’Azur et en Italie, à l’origine de deux merveilleux textes de l’auteur d’Alcyon, « L’escalier » et « Castor », réunis dans les Histoires confidentielles en 1970 (Grasset), sera évoquée. On a toujours raison de (re)parler d’Herbart.
Patrick Abraham
(1) L’appréciation de l’auteur sur son œuvre ne nous empêchera pas de continuer à estimer beaucoup son recueil de poèmes en prose J’adore, publié en 1928 et lancé avec fracas par Cocteau.
(2) Dans le numéro du Magazine littéraire d’octobre 2013 consacré à Cocteau. Entretien avec Arthur Chevallier, pages 72-73.
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