Les figuiers de Barbarie, Rachid Boudjedra (par Léon-Marc Levy)
Ecrit par Léon-Marc Levy le 05.06.11 dans Chroniques régulières, Les Chroniques, Les Livres
Les figuiers de Barbarie. Rachid Boudjedra. Grasset. 2010.
Nous tenons là probablement le premier grand roman sur l’Algérie. Pas DE l’Algérie, ça on en avait déjà un beau rayon avec Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Malek Haddad, Tahar Djaout et la talentueuse génération actuelle (entre autres, et parmi les plus prometteurs, Maïssa Bey, Kamel Daoud, Amin Zaoui …). Non, avec « Les Figuiers de Barbarie » de Rachid Boudjedra, nous tenons le premier grand livre tricoté dans l’histoire même, la plus profonde, de l’Algérie et des Algériens. La matière qui fait ce livre, celle dont il est pétri, c’est le tissu serré de ce croisement étroit entre un pays depuis plus d’un siècle et demi et les destins intimes, surprenants, improbables, de ses habitants, du héros au salaud, du plus connu de ses intellectuels ou de ses politiques au plus obscur de ses fellahs ou de ses épiciers.
Ce livre est un tour de force. En 250 pages et une heure d’avion entre Alger et Constantine, Boudjedra dessine une fresque saisissante, bouleversante de l’Algérie entre 1831 (la colonisation française) et aujourd’hui. Deux amis d’enfance se retrouvent dans cette heure de voyage. Ils ont eu des destins différents mais des ponctuations constantes de retrouvailles.
Ce qui les lie le plus profondément est probablement leur folle adolescence, sensuelle et débridée, peuplée de rêves d’avenir, de quêtes érotiques compliquées, d’ambitions personnelles et, peu à peu, d’engagement dans la guerre d’indépendance. Et puis de désenchantement … Ainsi, le temps de ce court vol, Boudjedra installe le lecteur dans une oscillation permanente et hypnotique entre la trajectoire des deux héros, celle de leurs proches familiaux et amicaux, et celle d’une Algérie déchirée, martyrisée, égarée, certes par un colonisateur terrible et sans pitié, mais aussi par ses propres fils, héroïques ou traîtres, lâches ou magnifiques (et souvent les deux), généreux ou affreusement cruels.
On croise ainsi les figures ignobles de l’occupant (Bugeaud, Bourmont, Bigeard et ses paras). L’invraisemblable et innommable François Mitterrand, tellement innommable que Boudjedra n’écrit même pas son nom !! « Il faudra une répression impitoyable messieurs ! La France : Des Flandres au Congo ! » (F. Mitterrand, ministre de l’intérieur, 1954). Mais aussi celles de « l’Organisation » (le FLN) avec ses crimes internes (l’assassinat d’Abane Ramdane par exemple sur ordre de Krim Belkacem, ou la répression effroyable des émeutes de la faim de l’automne 1988).
« La folie ! C’est du sommet de la hiérarchie que le pire peut venir et transformer l’histoire en une chienne affolée qui ne sait plus dans quel sens se diriger … »
On croise aussi des figures sublimes bien sûr, celles de ceux qui n’avaient d’autre horizon que la libération du pays du joug colonial. Et ces figures sont algériennes cela va de soi (Ben Mhidi, Ramdane, Ben Sadok …) mais aussi, presque surtout, françaises. Avec Fernand Yveton, Henri Maillot, Maurice Audin et combien d’autres qui sont alors la conscience martyrisée de la France.
« Ben Mhidi avait été pendu en cachette par l’armée française le 11 février 1957 dans une ferme à Douera, à trente kilomètres d’Alger. Maurice Audin, jeune et brillant professeur de mathématiques de l’université d’Alger et militant communiste, avait été arrêté le 21 juin 1957, torturé, assassiné et enterré par les paras de Bigeard, dans un trou dont on ignore toujours l’emplacement exact. Fernand Yveton, un militant communiste lui aussi, et pied-noir de surcroît, avait été guillotiné le 11 février 1957 par ses bourreaux français à la prison Barberousse d’Alger. Le même jour que l’exécution de Ben Mhidi ! … »
L’écriture de Rachid Boudjedra, est à la fois celle d’un parfait orfèvre de la langue française et un flux haletant au rythme des passions, des folies et des drames qui traversent l’épopée. Il y a, dans la brièveté des phrases, la ciselure des sons, l’’extrême précision des mots, quelque chose de « voltairien », quelque chose qui évoque, par exemple, l’itinéraire égaré de Candide au milieu des horreurs de la guerre. On retrouve ici dans les maquis de l’est algérien cet univers sanglant où tout sens se perd. Prégnance de la culture et de la langue française, celle d’une grande partie de la littérature algérienne, et qui ne laisse pas de poser question vertigineuse sur les paradoxes du colonialisme, haï et néanmoins générateur d’une fascination profonde pour le colonisateur. Boudjedra n’est évidemment pas dupe de ce paradoxe. « Dès que nous fûmes assis, il redit comme machinalement, mine de rien : « Une langue n’est rien d’autre que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister. » C’était comme un récitatif. Un requiem. »
Grandeur et bassesse des hommes, bouillonnement érotique des corps et cadavres mutilés, empilés, jeunes soldats français, jeunes combattants algériens, villageois massacrés par leurs propres « libérateurs ». Tous mêlés en un enchevêtrement illisible de l’histoire ! Boudjedra nous emmène dans son « voyage au bout de l’enfer », dans son « apocalypse » insensée mais humaine, tellement affreusement humaine.
Léon-Marc Levy
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Directeur du Magazine
Agrégé de Lettres Modernes
Maître en philosophie
Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres
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Genres : romans, nouvelles, essais
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