Les fantômes de Polanski (par Léon-Marc Levy)
Etourdissant ! On met du temps à sortir du rythme haletant du montage de « Ghost Writer ». De la scène d’ouverture, sidérante autour d’un 4x4 qui ne démarre pas à la sortie d’un ferry, à la scène finale (qu’on ne voit pas, elle est hors champ, à la manière de la fin de « Chinatown »), le grand Polanski est de retour, qui nous prend à la gorge et ne nous lâche pas un instant, pour une « promenade » nerveusement épuisante au milieu de ses fantômes. Ghost, c’est le mot anglais pour fantôme. « ghost writer » veut dire « nègre » dans le jargon littéraire français. Celui qui tient la plume, le clavier, à la place d’un autre. Polanski n’est évidemment pas dupe : il a choisi la polysémie de ce mot pour nous annoncer une clé essentielle de son film. Il va nous parler de ses fantômes personnels et il va nous parler des fantômes qui peuplent son œuvre, à mi-chemin entre Beckett et Kafka, fantômes intérieurs aux êtres, et fantômes extérieurs sous forme de complots menaçants et obscurs.
Tout a lieu sur une île (les îles, sinistres, sont décidément à la mode au cinéma, on jouait « Shutter Island » dans la salle à côté !), au large de Boston. Il faut voir l’île, Far from Seychelles ! Une lande désolée, battue par les vents violents et écrasée par une pluie torrentielle, du début à la fin du film. Une pluie tellement dense qu’elle figure réellement une sorte de « prison liquide ». Comment ne pas se dire, au bout de quelques minutes, ces deux vers du « Spleen IV » de Baudelaire :
« Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux… »
Là, dans un secret intégral, notre ghost writer va devoir passer un mois à écrire (ré-écrire) les mémoires d’un ancien Premier Ministre anglais (Tony Blair ?). Mémoires dynamite qui peu à peu vont révéler au pauvre tâcheron embarqué dans le cauchemar qu’il est vraiment dans un cauchemar dont les limites vont très vite le dépasser.
Je ne vais pas raconter le film – en particulier à ceux et celles qui ne l’ont pas encore vu. C’est brillant, nerveux, monté au millimètre, filmé magistralement et les acteurs sont excellents. Voilà l’affaire pliée. Comme par la pluie effroyable qui balaie toutes les scènes, on est emporté par un flot suffocant, jusqu’à la noyade finale. Imparable, comme une machinerie inéluctable. Polanski nous a fait souvent de ces narrations oppressantes, en crescendo continuel, jusqu’à l’horreur.
On pense sans cesse, devant « Ghost Writer », à « Chinatown ». 35 ans plus tôt, Polanski avait déjà donné un chef-d’œuvre absolu sur le thème du complot tramé autour d’un secret indicible. Et comme il y a 35 ans, Polanski organise la paranoïa du spectateur autour de cette invraisemblable vérité : le paranoïaque a toujours raison. Et comme il y a 35 ans l’histoire nous mène à la même conclusion : l’hypothèse parano, c’est la vérité. Et la fin est sans espoir, d’une noirceur absolue. Même quand il ouvre un monde irrationnel comme dans « Rosemary’s Baby ». Même quand l’histoire du complot a pour cadre notre beau Paris que seul Polanski a su transformer en cage de l’enfer dans un « Frantic » porté par un Harrison Ford hébété. Et aussi, de piège en piège, de cage en cage, celle de l’escalier infernal du « Locataire » dans une version hallucinée du roman de Roland Topor.
On pense aussi – comment l’éviter ? – à « Répulsion ». L’aube de la carrière du maître. La folie cauchemardesque et meurtrière du personnage incarné par Catherine Deneuve. La psychose comme objet filmique.
Ce qui domine ici, ce sont les fantômes intimes de Roman Polanski. Parce que, « Ghost Writer » en est peut-être le point d’orgue, Polanski a toujours filmé la même chose : la paranoïa. Tous ses films sont peuplés de spectres, de diables ou de vampires. Tous ses films ont pour thème le complot de l’ombre, réel ou supposé, tous ses films sont des univers complotistes où le héros (l’héroïne) est au cœur d’une toile d’araignée létale.
Jean-Luc Douin (in « Le Monde ») :
« il est difficile de parler d'un film de Polanski sans parler de Polanski lui-même. L'ombre de tout ce qui lui est arrivé depuis l'horreur nazie pèse sur ses films. »
Je n’ai évidemment pas envie de parler de Polanski, et surtout pas de l’affaire nauséabonde qui a tant occupé les medias et nos bonnes âmes moralistes il y a deux ans. L’œuvre d’un créateur doit être jugée comme telle, pas à l’aune des errances de sa vie. Ou alors, à ceux qui annoncent qu’ils « boycottent » Polanski (il y en a) il faut demander : que font-ils de Céline, d’Althusser ou d’Heidegger, des symphonies de Beethoven dirigées par Wilhelm Fürtwängler ?
Mais il reste un fait incontournable, troublant, fascinant jusqu’à l’obsession : comment ne pas être médusé par la rencontre permanente des fantômes terrifiants de la vie de Polanski avec ceux qui peuplent son œuvre, toute son œuvre ?
« Even ghosts have feelings » (même les fantômes ont des sentiments) dit Ruth Lang dans le film au ghost writer. Et celui-ci répond : « Ya, we’re sensitive persons » (oui, nous sommes des gens sensibles)
Les fantômes de Polanski aussi, surtout.
Léon-Marc Levy
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