Les Falaises, Virginie DeChamplain (par Delphine Crahay)
Les Falaises, Virginie DeChamplain, La Peuplade, février 2020, 224 pages, 18 €
« Ma mère est morte, et je n’ai pas encore pleuré », annonce la narratrice à la fin de la première page. Le parallèle avec un autre incipit s’impose, mais assez mal à propos, semble-t-il, comme un tour que nous jouerait l’auteure : si la jeune femme est une étrangère, ce n’est pas à la manière de Meursault.
Elle porte en elle un chaos et une béance : le sentiment de n’être de nulle part, d’être déracinée. C’est l’héritage de sa mère Frida, dont le corps a été retrouvé dans le Saint-Laurent, de sa grand-mère Claire dont elle découvre, dans la maison d’enfance à vider, les cahiers intimes, et de son arrière-grand-mère, venue d’Islande – « une longue histoire d’abandon ». Cette fêlure atavique apparaît comme un destin, un fatum, infligé par un « pays de glace et de volcans », en quoi elle relève d’une vision romantique, séduisante et exaltante : quelque chose de plus grand et de plus fort que soi, qui emporte, et les tempêtes, et les falaises, et le combat toujours perdu, quoique toujours repris… Une vision tragique qui ne va pas, nous semble-t-il, sans une certaine complaisance face à la fatalité, au renoncement, à la facilité de se laisser déborder. Cette complaisance affleure dans le roman de Virginie DeChamplain mais il ne s’y enlise pas : il interroge. Comment vivre avec un « trou dans [s]on ventre » – celui-là ou un autre –, comment vivre sans sentiment d’appartenance ?
À cette question, il propose trois réponses. Celle de Claire, figure typique de l’aliénation féminine : endurer, mener une « vie forteresse », s’éluder et s’étioler dans la maternité et le ménage, sortir hurler les jours de grande marée… et partir, enfin. Celle de Frida, aliénée autrement, par « la psychose et la dépression et les médicaments qu’elle ne prend pas » : fuir, trimballer ses enfants partout dans le monde, ne revenir en Gaspésie que pour repartir. Ces deux possibles existentiels sont également mortifères, de l’ordre de la survie. S’en esquisse un troisième, ardu mais fécond, tenté par la narratrice : la lutte corps à corps avec l’envie de fuir et le vide, par un voyage cathartique et salutaire qui la ramène aux sources du mal qui les tient toutes : l’Islande. Puis revenir, pour apprendre à vivre.
Les Falaises est ainsi un récit de filiation et, surtout, de transmissions, qui illustre un mécanisme connu auquel peu échappent : on transmet ce qu’on est et ce qu’on fait, bon gré mal gré, non ce qu’on souhaite. Claire ne voulait pas que sa fille devienne une ombre, comme elle, comme les femmes de son village : elle est devenue un coup de vent. C’est une transmission ratée, avortée. Au contraire de celle qui s’opère par le truchement de ses cahiers : l’histoire, racontée, prend sens dans la lecture de la narratrice, qui peut commencer à défaire les nœuds – telle est la vertu des histoires.
D’autres femmes apparaissent : la sœur de la narratrice, Anaïs, « qui se contente de trop peu » et mène une vie médiocre dont elle tente de se consoler en consacrant ses loisirs à la peinture. Marie la précieuse, l’irremplaçable, la salutaire, plus maternelle que leur mère dont elle est la tante. Chloé, enfin, au « visage de renarde », l’amante tendre. Les hommes, par contre, sont à peu près absents : qu’il s’agisse des maris – de Claire et d’Anaïs – ou des amants de Frida, ils sont falots, sinon insignifiants. Les Falaises est un roman féminin, de l’entre-soi féminin, teinté çà et là d’un essentialisme qui pose question : « une force qui n’appartient qu’à nous, les femmes », « notre magie», dit Claire. Ce qui pose question, c’est aussi la coïncidence de l’absence des figures masculines et du sentiment de déracinement qui vrille l’âme de ces femmes.
Un mot sur la composition et la forme : ce roman, dont il émane une énergie vive et brute, est cadencé, rythmé par la succession de brefs chapitres entrecoupés de pages des cahiers de Claire et de poèmes de Frida. Ce trio de voix forme une sorte de chœur in absentia, un tissage d’échos et de répons à travers le temps, ce qui donne force et vie au récit. L’écriture est simple, sans afféterie mais non sans travail ; elle n’évite pas toujours ni les clichés ni les facilités, et use de tournures familières ; enfin, elle est innervée d’une vigueur et d’une fougue retenues, apprivoisées : cette façon, pour n’être pas celle que nous prisons le plus, est juste et efficace : elle correspond au tempérament et aux sentiments de la narratrice.
Nous dirons pour finir que Les Falaises appartient à une certaine catégorie de romans, ceux qui émeuvent sans bouleverser, qui emportent sans transporter, où l’on se retrouve mais sans s’y être d’abord perdu, où l’on se reconnaît, familier, sans s’y être d’abord senti étranger, où l’on entend des échos vibrants mais pas de voix inconnues, qui atteignent sans transformer, qui ont une force mais guère de puissance. Qui ont nombre d’agréments et de mérites, qui ne sont pas de grands romans, mais de bons romans, des romans nécessaires – collectivement s’entend – parce qu’ils interrogent, touchent et ouvrent des possibles.
Delphine Crahay
Virginie DeChamplain, née en 1994, québécoise, est titulaire d’une maîtrise en études littéraires à l’Université Laval. Les Falaises est son premier roman.
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