Les étrangers, Sándor Márai
Les étrangers, traduit du Hongrois par Catherine Fay, octobre 2012, 445 pages, 22 €
Ecrivain(s): Sandor Marai Edition: Albin Michel
Livre complètement à part, que ce Sandor Marai, publié en 1930. Superbe écriture classique, qui vaudrait modèle pour tellement d’écrivains actuels se pensant aboutis ; modernité totale de la syntaxe, du phrasé, de l’organisation du récit, de son parti pris, aussi, et, pour tout dire, du sujet.
Filiation, certes, dans les pas de Stafan Zweig – cela a été dit, ça et là – mais, aussi, en fond d’écran, passe L’idiot, et cette Suite française d’Irène Némirovsky, qui offre à l’identique une facture parfaitement classique et une étonnante modernité.
L’histoire tient dans le petit sac que l’étranger porte sur le dos, dans son errance française : Hongrois – milieu aisé, intellectuel (le père vit au bord des vignes, en peaufinant un ouvrage d’Histoire, jamais fini, au titre impossible). Lettré et diplômé lui-même, nanti de bonnes études en Allemagne. Il prend le train pour Paris – c’est le début du livre –, et le dernier chapitre le trouve en gare, avec, à la main, un billet retour pour Budapest. Entre les deux, la France de l’entre-deux guerres ; les pérégrinations de ce Hongrois, jeune, dont on ne sait même pas le nom ; ses ressentis, ses rares rencontres.
Toute la « science » de ce livre, et sa magie, tiennent en peu de choses : un extraordinaire documentaire, précis comme l’Almanach Vermot, qui nous plonge dans le Paris et la Bretagne de ces années d’avant-guerre ; et, une constante impression que le livre n’a été écrit qu’hier, et qu’il sera utilisable demain, et… toujours ; bref, qu’il y a là, de l’universel. Pas mince !
Ainsi, de cette pincée de lignes, définitives : « Ici, vivent de nombreux millions de petits français ; ils se sont déjà bien sortis de la Grande Guerre, on la ressent à peine chez eux, ils ont créé des styles d’architecture, peint des tableaux, écrit des livres… ils ne savent rien du monde, ne connaissent ni l’orthographe, ni la géographie… mordent chaque sou et considèrent les étrangers comme des singes de foire… n’ont jamais entendu parler de Goethe… ».
Le Paris de Marai jaillit, foisonnant, comme un film en noir et blanc de l’époque. De quartier en quartier ; d’hôtel miteux en bistrot, du « Dôme, comme but dans la vie », aux toits marbrés de chats… il y a, là-dedans, du Rastignac, et du Paris de Balzac, en… moins « Rastignac », justement : « A présent, il était à Paris, assis sur un banc, avec la certitude de pouvoir déjeuner ce jour-là, et le lendemain, et, peut-être le surlendemain également. Libre de ses mouvements et de ses actes. Il ne possédait pas de véritable profession, mais, enfin, il était en Europe… ». Il décrit, à l’anthropologue, l’apéro (savoureuse dissertation sur les caractères du buveur de Pernod, opposé à l’adepte de la Suze), le travail dur pour « les métèques » comme lui, l’intégration quasi impossible, avec un regard pessimiste et combien moderne : « il est plus difficile pour un étranger de pénétrer dans une salle à manger française que chez le Dalaï Lama à Lhassa… l’étranger ne rentre nulle part, au mieux, dans le salon, cinq minutes, où l’on règle son sort rapidement, et que l’on aère après son départ ».
Les « autres », il y en a peu, n’excèdent pas les quelques chaises abîmées qui tiennent dans son garni : des pseudo artistes, de pauvres hères, finissant, comme l’ami russe, à l’hôpital public. L’ombre de quelques femmes – celle-là, surtout, fascinante par ses mains – joli moment d’érotisme : « il faillit rougir de l’idée incongrue… qu’il avait déjà couché avec ces mains nues »… elle l’entraîne à sa suite dans sa Bretagne, et c’est un autre livre, une autre France aux yeux de l’étranger, qui découvre certes les paysages et une des régions les plus pauvres, si ce n’est, reculée de l’époque, et aussi les gens, comme ces pêcheurs, sortis d’aquarelles convenues de musée de province : « A la tombée du jour, madame Dieutegarde allume la grande lampe à pétrole… ». Il mesure surtout, que, là encore, l’étrangeté de l’étranger demeure : « tout était étranger pour toi, le motif des assiettes, le goût de la nourriture, ce dont on parlait, comment on meurt ici… je t’ai bien regardé et j’ai pensé : le pauvre, il est là, comme un nègre parmi les blancs »…
Livre écrit juste en 1930, en bascule entre deux époques – la sortie de l’après-première guerre, dont on parle encore ; l’entrée dans l’avant-seconde guerre, dont il n’est encore jamais question ici ; les Années Trente, leur cortège de crise, de violence politique, l’ombre des fascismes avançant sur l’Europe, tout cela colore tellement notre lecture, comme une grille superposée, qu’en lisant la façon dont il quitte la femme « blonde et blanche » : « elle le toise – sale étranger – prononce-t-elle de sa voix rauque »… on se prend, en refermant le livre, à frissonner…
Martine L Petauton
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