Les enfants de Vallabrègues, Gilles Brancati, par Murielle Compère-Demarcy
Les enfants de Vallabrègues, Gilles Brancati, éditions Chum, février 2018, 211 pages, 17 €
Ce livre de l’auteur Gilles Brancati marque d’emblée son territoire par son ouverture sur la tentative de suicide d’un prisonnier atypique. Sylvan Sorgues, incarcéré depuis plus d’une quinzaine d’années, vient de s’ouvrir les veines à l’aide d’un scalpel. Nous apprenons par l’intermédiaire d’un témoin de la scène, le co-détenu Jacob Lerish surnommé « la Juive », que Sylvan est un homme tolérant et féru de lectures à tel point qu’il a donné le goût des livres et de la connaissance à son compagnon de cellule pourtant cas difficile, « à la mauvaise réputation », « violeur récidiviste de fillettes de treize à quinze ans ». Sylvan Sorgues, l’anti-héros de ce roman qui en a pris pour « vingt-cinq piges » pour le meurtre d’Alice, est en fait un homme atypique, incarcéré aux « belles manières », intelligent, qui a même demandé « à bosser à la bibli pour les livres, et pour les faire lire à tous les arriérés qui sont ici et pas pour faire le mariole » comme le rapporte dans son bloc-notes Jacob Lerish. Un prisonnier à part qui ne « juge » pas ses collègues de prison (toujours Jacob Lerish : « C’est pas une raison suffisante pour s’en prendre aux gosses, mais ce n’est peut-être pas entièrement de ta faute, que tu disais »). Ce schéma inhabituel éveille la curiosité du lecteur qui d’emblée éprouve l’envie de connaître davantage l’histoire de cet étrange inculpé, et entre dans l’univers de l’intrigue dès le premier chapitre.
De même, le lecteur éprouve l’envie d’en connaître un peu plus sur « le frérot » de Sylvan, Antoine Sorgues, de « retour vers le Sud » (chapitre 2) depuis Paris, en route vers Vallabrègues leur village en terre provençale, suite à la tentative de suicide de son frère qu’il n’a pas vu depuis des années. Avec ce protagoniste aussi, le récit insère dans ses lignes l’évocation des livres, leur place importante occupée dans la vie quotidienne. Par certains endroits les livres endossent même le rôle de personnages à part entière, ce qui n’est pas courant dans un décor de roman mené pour tenter de questionner l’énigme d’un meurtre. Mais le livre n’est-il pas ce médiateur propice à éclairer les consciences ? Des personnages semblent devoir être redevables d’un « supplément d’âme » grâce à la médiation des livres, à l’instar du rôle éducatif joué malgré lui par l’anti-héros Sylvan Sorgues vis-à-vis de son acolyte :
« Tu vas me manquer si tu reviens pas. Qui va m’expliquer maintenantce qu’ils disent les livres. Avec toi c’était tranquille, quand je voyais pas pourquoi l’auteur il avait écrit ceci ou cela, t’allumais ta lampe de torche rien que pour m’éclairer. Tu m’en as appris des trucs, tu sais. J’suis un peu moins con. Remarque ça m’servira pas beaucoup avec ma perpétuité, mais ça fait passer le temps et de belle manière. J’aimais bien quand tu disais ça : de belle manière. Ça avait de la classe. T’en avais toi des belles manières, pas comme moi ».
Outre par son bel hommage rendu à l’utilité et la grandeur de la lecture et des livres, qui confère à ce roman Les enfants de Vallabrègues un caractère humaniste comme l’histoire des deux frères constitue une leçon d’humanité « sans moraline », ainsi que le portrait de l’écroué Sylvan Sorgues – ce roman se distingue par le style précis, presque d’analyste (ce qui sied au genre de l’enquête policière) de l’auteur Gilles Brancati pour qui écrire est réaliser un mouvement d’horlogerie. Les faits se succèdent dans le récit en conjuguant suspens et tendresse. Sans doute pouvons-nous écrire qu’aux thématiques de la quête (identitaire, humanitaire) et de l’enquête (policière, psychologique) qui forment et nouent l’intrigue, sous-tendues par les séquelles que laissent à vie (jusqu’à la mort ?) une carence affective subie durant l’enfance, correspond le style précis de l’auteur à l’observation fine émaillée de touches locales à la fois exactes et pittoresques ; auteur à l’écoute de ses propres personnages comme les protagonistes du roman tentent d’inscrire leur vie dans le registre humaniste d’une quête de sens. L’extrait ci-dessous atteste ce point de vue :
« C’est là que tu m’as expliqué que tout était joué d’avance, que la société elle était organisée pour pousser les pions, comme aux dames, et que les pions c’est nous, mais qu’on peut pas en vouloir à ceux qui les font avancer ou reculer, parce qu’à leur place on ferait pareil. Et que si l’homme vit dans une société comme elle est, c’est parce que c’est déterminé par lui-même, pas par Dieu, tu disais, seulement par lui-même. Les religions c’est pour les branques que ça arrange de croire, comme ça, ils ont pas besoin de réfléchir beaucoup, trois petits tours d’espérance et tout va mieux. Pour toi, ça tenait pas debout ces histoires ».
Cette tragédie humaine dont Les enfants de Vallabrèguesnous déroule une histoire, nous est exposée de façon savamment construite. Ainsi des titres de chapitre sont repris alors que nous avançons dans le cours de l’intrigue, nous déposant à plusieurs reprises sur le quai d’une même gare, à des intervalles de voyages racontés, de personnages observés dans leur progression, analysés.
Le dépaysement assure enfin le plaisir de lire Les enfants de Vallabrègues avec le thème décliné du retour au pays natal (ici à Vallabrègues, petit village de la pittoresque Provence, entre Avignon et Beaucaire). Lié au thème de la filiation et de la carence affective filiale capable de dévaster une vie humaine, ce dépaysement devient mal du pays : mal de l’enfance, jouant une sensible et délicate musique d’un retour douloureux aux sources. Ajoutez à cela de petites touches romancées avec des intermèdes nous offrant de replonger dans les œuvres de Bazin, dans celles de l’auteur desThibault, de Pierre Benoit l’auteur de L’Atlantide, de Camus, Zola, Mistral, Giono, Pagnol…
Ce livre vibre par son tempo, son intrigue, ses notes touchantes et poignantes, comme la vie peut trembler dans sa puissance tragique ou dramatique. La vie telle que nous offrent aussi de la (re)découvrir les livres. Le thème de la filiation – avec d’un côté les enfants du mas des Oliviers, de l’autre les enfants du mas des Augustins, tous « enfants de Vallabrègues », tous plus ou moins blessés par la vie voire dévastés – nous touche dans le for intérieur des enfants que nous fûmes, que l’affection filiale incontournable construisit. Nous savons le potentiel dramatique d’une enfance désarçonnée, blessée, brisée…
L’alchimie « empreinte de magie entre l’auteur et son lecteur » a véritablement lieu, sur un bateau-livre qui nous invite au Voyage, un voyage à la fois étrange et familier. Nous flânons dans ce roman comme Antoine Sorgues flâne dans les librairies… :
« Un livre c’est comme un bateau, c’est un compagnon de route qui nous accepte dans son intimité. Je flâne dans les librairies comme d’autres flânent lors d’une promenade au parc, pour le plaisir, pour le changement d’air, pour respirer autrement, pour briser l’ensorcellement de l’incompréhensible que les hommes veulent expliquer à tout prix, bretteurs infatigables, incapables d’en rester là. Et si Dieu n’était finalement que la quête permanente vers plus de savoir et d’esthétisme, une manière de conjurer notre précarité. S’il n’était rien d’autre que l’écho de nos questionnements. Il n’y a que les livres, et encore les bateaux, qui sont capables de changer notre existence, parce qu’eux seuls nous entraînent loin de notre quotidien. Les livres disent la vie et la mer ne triche pas ».
Ainsi en va-t-il du roman de Gilles Brancati, Les enfants de Vallabrègues : il change un moment de notre vie et porte notre regard sur une ligne d’horizon où ce qui nous est déjà connu et encore inconnu se conjuguent dans la musique précisément orchestrée de l’intrigue et des mots, pour nous donner à recommencer un toujours premier voyage au pays d’une humanité touchée ici dans ses cordes fragiles, vulnérables, voire dramatiques et que nous tentons de lire et de comprendre, au-delà et plus fortement que par la grâce de « trois petits tours d’espérance ».
Murielle Compère-Demarcy
Gilles BRANCATI est né le 14 mai 1948. Gilles BRANCATI est président de l'entreprise Les Editions Chum qui a été créée en 2014.
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