Les Effinger, Une saga berlinoise, Gabriele Tergit (par Stéphane Bret)
Les Effinger, Une saga berlinoise, Gabriele Tergit, Éditions Christian Bourgois, 2023, 960 pages, 30 €
Edition: Christian Bourgois
Thomas Mann nous avait décrit avec brio et une grande force d’évocation une saga familiale, celle des Buddenbrook, dont le sous-titre était La décadence d’une famille. Gabriele Tergit renouvelle le genre dans ce roman-fleuve intitulé Les Effinger, une saga berlinoise.
Dans le roman de Thomas Mann, il était question d’une grande famille de l’Allemagne du Nord, protestante. Dans celui de Gabriele Tergit, il s’agit de deux familles, juives, les Effinger et les Oppner. Paul Effinger, horloger à Kragsheim, petite ville du sud-ouest de l’Allemagne pour tenter sa chance à Berlin. Les Effinger vont se lier avec les Oppner, des banquiers juifs assimilés.
Nous sommes en 1870 et le cadre de l’Allemagne fraîchement unifiée incite à l’expansion économique, à la création de nouvelle entreprise, à l’innovation et à l’esprit d’entreprise. L’industrie allemande se développe à grande vitesse et les dirigeants de l’Empire allemand n’ont de cesse que de vouloir dépasser le Royaume-Uni, puissance dominante sur le monde et sur le continent européen.
Les quatre fils de Paul Effinger voient leurs destins déjà fixés par des principes rigides : « Enfant d’artisan un jour, enfant d’artisan toujours. (…) Benno, leur fils aîné, était en Angleterre, il travaillait dans une fabrique de bonneterie à Manchester. Karl était apprenti dans une banque à Berlin. Paul était en Rhénanie. Willy apprenait l’horlogerie auprès de son père ».
Comment concevoir sa place dans une société allemande, longtemps marquée par l’antisémitisme depuis le Moyen Age, et qui a libéralisé le statut des Juifs depuis le XIXe siècle ? Comment rester fidèle à la foi, à l’éthique de ses ancêtres si l’on n’est pas spécialement enclin à afficher ses convictions religieuses ?
Waldemar Goldschmidt, descendant de la famille Oppner, donne une réponse lumineuse dans une lettre adressée à un collègue de l’Université :
« Je fais partie d’une race méprisée et suis citoyen de second rang en Allemagne. Mais j’ai un avantage qui se révèlera un jour : par ma simple existence de juif, je suis témoin de la puissance de l’esprit et du refus d’employer la force. La synagogue des juifs persécutés est le dernier vestige de cette puissance de l’esprit qui a vaincu Rome ».
Gabriele Tergit souligne un autre trait de cette bourgeoisie juive, entreprenante, c’est l’optimisme, la conviction que la paix entre les nations est possible si ces dernières développent leur relation mutuelle : Karl Effinger, l’un des fils de Paul, en est persuadé : « Une guerre est impossible en Europe, et elle l’est de plus en plus à mesure que se développe notre productivité industrielle. Les pays s’approvisionnent les uns les autres. Nous achetons des actions de chemin de fer américain et l’Angleterre acquiert des consolidés prussiens ».
Cette foi en l’époque des deux familles, les Effinger et les Oppner se concrétise aussi par leur implantation berlinoise dans le quartier des ministères, sur la Wilhelmstrasse. On arpente la juif, située près du jardin du même nom. Berlin s’agrandit, se modernise, capitale désignée du Reich allemand.
Après la première guerre mondiale, sous la République de Weimar, des nuages s’amoncellent. La crise économique est dramatique, l’inflation monétaire à son paroxysme. Les affaires ne peuvent plus être conduites comme avant 1914. L’apparition de courants nationalistes provoque des débats chez les Effinger et les Oppner. Nous sommes en mars 1913. Marianne, Erwin, et Lotte, enfants de Karl Oppner, débattent de l’assimilation : Marianne semble sensible aux thèses sionistes popularisées par Theodor Herzl dans son ouvrage, L’État juif, publié en 1896.
Ces personnages se posent cette question : sommes-nous chez nous en Allemagne, la création d’un foyer juif en Palestine est-elle la solution ? L’antisémitisme peut-il disparaître un jour ?
A la fin du roman, Waldemar Goldschmidt persévère malgré tout, malgré la montée du nazisme en Allemagne, malgré la nuit de Cristal de novembre 1938, dans sa foi en l’optimisme : « Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous entretenons le souvenir du tort qui nous a été commis à travers le temps. C’est ce souvenir qui confère sa noblesse à notre peuple depuis des siècles et qui lui donne la force sans pareille de la résistance passive ».
Nous avons affaire, à la lecture de cette belle saga berlinoise, à un roman qui prendra une grande place dans la littérature allemande et européenne : un reflet de l’histoire d’une communauté, une évocation de son rôle et de son empreinte dans la société allemande entre 1870 et 1948. À lire absolument !
Stéphane Bret
Née en 1894 à Berlin, Gabriele Tergit a étudié la philosophie et l’histoire dans le but de devenir journaliste. Parallèlement à ses études, elle publie des articles dans le Vossische Zeitung, et le Berliner Tageblatt. À partir de 1920, elle travaille comme chroniqueuse judiciaire, rubrique qu’elle considère comme un genre à part entière. Elle continuera de collaborer à divers journaux berlinois jusqu’en 1933. Devenue rapidement un auteur reconnu dans son pays, Gabriele Tergit verra l’arrivée au pouvoir de Hitler mettre fin à son ascension : accompagnée de son mari et de leur jeune fils, elle quitte l’Allemagne pour la République tchèque avant de rejoindre la Palestine. En 1938, elle s’installe à Londres où elle termine son roman historique, Effingers, qui ne paraîtra pas avant 1951 en Allemagne. En tant que secrétaire du PEN Center, elle a également publié de nombreux reportages et autobiographies d’autres auteurs.
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